Je partage ici, longtemps après ce qu'il convient presque d'appeler «l'affaire du ''J'accuse [...]'' québécois», le texte original de ma lettre ouverte originalement publiée par La Presse+, puis retirée. Je souligne que, contrairement à ce que plusieurs ont prétendu, je ne me suis jamais fait d'autopromotion comme victime de censure. Je m'en suis toujours tenu à rapporter ce qu'on m'en avait dit à La Presse pour justifier le retrait. Je continue donc ici de laisser mon lectorat interpréter les évènements comme il le souhaite. Pour qu'il puisse le faire optimalement, je rapporte la chronologie complète des évènements :
Le 15 juillet 2020, je soumets à Marius Marin, responsable des pages Débats de La Presse, qui me permet de lui envoyer directement mes propositions de courrier d'un lecteur étant donné que j'ai publié à quelques reprises dans ses pages, le texte qui suit, titré «J'accuse [les sciences humaines]!». Le même jour, un courriel de réponse automatique m'informe que François Cardinal est responsable des pages Débats le temps des vacances estivales de M. Marin. Je renvoie donc mon texte à F. Cardinal. Le 16 juillet 2020, F. Cardinal me répond : «Merci pour l’envoi, je lui trouve une place. Possible d’avoir une photo de vous?» Le 18 juillet 2020, F. Cardinal m'écrit : «La section a débordé ce weekend, je ne pourrai malheureusement pas publier votre texte.» Étant donné que j'avais remarqué entretemps que mon texte avait été publié, et que de nombreuses personnes l'avaient déjà propagé (ainsi que des critiques musclées) sur des forums, blogues, médias sociaux, etc., je lui réponds : «Je ne comprends pas trop; il a été publié, puis il aurait dû être retiré parce que la section débordait?» Le 20 juin, il me répond : «Non. La section a débordé ce week-end, et j’ai dû faire des choix, donc j’ai mis votre texte de côté. Or pour une raison qui m’échappe, le texte a quand même été mis en ligne sur le web, alors que le web est habituellement le miroir de la section de LaPresse+. Donc j’ai dépublié votre texte en ligne. Merci pour votre compréhension.» Moi : «D’accord, je comprends! Est-il envisagé de le publier une autre journée, quand il y aura de la place?» F. Cardinal : «Non, je ne le publierai finalement pas. À la relecture, j’avoue ressentir un malaise quant à la teneur du texte, qui tire dans toutes les directions. Je vais donc passer mon tour.»
---
J’accuse [les sciences humaines]!
Frédéric Tremblay
Résident en médecine familiale
J’accuse les sciences humaines d’être la cause du refus du port du masque.
J’accuse les sciences humaines du fait que, même si on trouve éventuellement un vaccin contre le coronavirus, certains ne voudront pas le recevoir.
J’accuse les sciences humaines d’avoir insuffisamment contribué à la progression de l’humanité; de n’avoir pas endossé le rôle qui était le leur en termes d’accélération de la production, mais encore plus de la diffusion du savoir.
J’accuse les sciences humaines de s’être trop facilement acceptées comme sciences molles au lieu de chercher à se durcir, à se raffermir, à se méthodiser. Certaines de ses branches l’ont faites. Une grande part de l’économie, en se joignant à cette technique essentielle que sont les mathématiques, est devenue un outil indispensable dans la prise de micro- autant que de macrodécisions. La psychologie expérimentale s’est incorporée les techniques de laboratoire et a mené aux neurosciences. Mais pour la plupart, elles se sont contentées de l’idée qu’elles n’avaient pas à viser l’exactitude des sciences naturelles – pire, que cette exactitude leur était inatteignable, vu la trop forte variabilité de leur sujet d’étude. Il y a plus de distance entre deux humains qu’entre deux atomes, d’accord : mais cette richesse de différences elle-même aurait pu être mieux analysée et mieux comprise qu’on la connait actuellement, si les sciences humaines s’étaient attelées rigoureusement à sa classification et à sa description.
J’accuse les sciences humaines, à cause de leur incomplétude, d’être responsables du fait que les conspirationnismes de tout crin tiennent actuellement le haut du pavé; que les citoyens ne comprennent pas que l’autocritique est la base de tout savoir solide; qu’ils n’aient pas de forums pour l’apprendre et pour la pratiquer. Je n’accuse pas les citoyens conspirationnistes : j’en suis même plutôt fier, eux qui doutent plutôt que de croire docilement. J’accuse les disciplines qui, si elles méritaient ce nom – si elles s’étaient assez autodisciplinées – leur auraient déjà fourni les outils pour que ce doute soit mieux exercé, qu’il permette d’appréhender les données de la microbiologie, de l’épidémiologie, de la politique internationale et du commerce, et d’en tirer la conclusion qu’il est fort improbable que la pandémie soit un complot plutôt qu’une catastrophe.
J’accuse les sciences humaines du relativisme épistémique et éthique qui fait que chacun, parce qu’il est capable de prononcer le concept d’«opinion», s’imagine dédouané du débat et de la confrontation des idées sur la place publique. Si elles avaient bien fait leur travail, on comprendrait plus généralement que le principe d’une société démocratique, c’est que toute action doit être approuvée par tous dans la mesure où elle a un impact sur tous; que la plupart du temps, il est plus efficace d’approuver en laissant faire largement; que parfois, quand une conséquence est majoritairement considérée comme trop dommageable, la restriction est nécessaire; que celui qui veut agir doit démontrer en quoi l’impact de son action sur autrui est moindre que ce qu’on dit. De la même manière, la restriction ne se fait pas sans cette démonstration. Une vérité doit justifier la loi; une vérité doit justifier sa contestation. J’accuse les sciences humaines du fait qu’il n’y ait plus de vérité collective, mais des vérités personnelles – aussi bien dire pas de vérité, puisque la vérité n’a d’utilité que si elle est consensuelle.
J’accuse les sciences humaines d’une partie des morts que fera la COVID et d’une partie encore plus grande de l’anxiété qu’elle crée. Si les discussions la concernant étaient mieux menées, la crise serait mieux gérée, et on respirerait tous mieux plus vite.
J’accuse les sciences humaines d’avoir failli.
Commentaires
Publier un commentaire