
J’avais déjà soumis une réflexion similaire à l’agora des médias sociaux quand c’était la moustache de Manon Massé qui défrayait les manchettes. Ce que j’y voyais, plutôt qu’un argument socialiste, c’était une affirmation individualiste. J’y lisais la fierté d’une femme qui n’entendait se laisser dicter par personne l’allure qu’elle devait avoir. Alors que la solidarité est une bonne volonté de se compromettre dans le compromis, de tendre vers la moyenne, d’inclure en cherchant plutôt le consensus mou rapide que le consensus dur à long terme, la moustache de Manon représentait l’idée que l’autonomie est ce qui doit prévaloir quand il s’agit de choisir comment agir – l’acceptation de la diversité par la collectivité s’ensuivant comme un avantage collatéral de l’entêtement.
Je retrouve exactement la même chose aujourd’hui dans les vêtements de Catherine Dorion. On lui a assez fait de prêt d’intention en termes de provocation : je ne me permets pas cette facilité intellectuelle. Je m’en tiens à ce qu’elle en dit. Ce qu’elle en dit, c’est que ces vêtements la manifestent, et que c’est en s’habillant [presque] comme d’autres députées le font tous les jours à l’Assemblée nationale qu’elle sent qu’elle se déguise. Elle reconnait que d’autres puissent être bien dans de tels vêtements, comme Manon Massé reconnait sans doute que certaines femmes préfèrent véritablement raser leur moustache. Mais au nom même de cette reconnaissance, elle veut qu’on reconnaisse que ses bottes Doc Martens peuvent être les chaussures dans lesquelles elle se sent le plus à l’aise pour se lever au Salon bleu et y parler au nom de Taschereau.
La moustache de Manon Massé la différenciait d’une bonne part des femmes du Québec; les vêtements de Catherine Dorion la différencient d’une bonne part des femmes de l’Assemblée nationale. Les groupes sont d’échelles différentes, mais la logique est la même : une trop grande unité peut nuire à l’épanouissement individuel. Une solidarité trop importante devient castratrice, et se désolidariser est alors la solution pour avancer. Manon Massé n’a pas poussé aussi loin sa défense de sa moustache; elle n’en a pas fait un portevoix de la lutte féministe contre le patriarcat. Catherine Dorion fait quant à elle de son individualité un symbole contre le décorum étouffant, contre l’idée d’une politique grise, cadrée et cadrante, où les marginaux n’ont pas leur place.
Et c’est tout à son honneur. Elle transforme son autoaffirmation en inspiration pour autrui – et l’exemple de son propre bonheur n’est-il pas, comme écrivait Ayn Rand, le plus beau cadeau qu’un humain puisse faire à un autre? Elle fait de sa tentative de réinvention des règles du jeu de la politique québécoise contemporaine la preuve que ceux qui s’en sentent exclus y ont peut-être plus leur place qu’ils ne le pensent. Si on assumait entièrement ces «solitarismes» pour ce qu’ils sont, on pourrait aller encore plus loin que Manon Massé et encore plus loin que Catherine Dorion dans la théorisation de l’apport individuel au progrès politique.
On aurait pu espérer que Sol Zanetti, par exemple, en tant que penseur plus fondamental que les autres députés de Québec Solidaire, se serait rendu jusque-là. Mais comme le premier pas dans cette direction exige la remise en question de ce qu’un socialiste doit dire de lui-même pour sembler cohérent, il ne le peut pas. Le principe est le suivant : la culture fonctionne par mutations. Sont dites «mutations», dans ce contexte, des idées sur la possibilité de faire les choses différemment : «faire les choses», c’est précisément l’ensemble des comportements, manifestés comme coutumes, langues, processus, qu’on appelle «culture». Ces mutations ne peuvent apparaitre que dans des cerveaux individuels, à partir desquels ils se propagent, par discussion et imitation, à d’autres cerveaux, à partir desquels ils influenceront d’autres comportements. Plus on laisse ces mutations se manifester, c’est-à-dire plus on laisse de latitude aux cerveaux individuels pour que leurs idées influencent directement leurs comportements, plus on permet aux différentes idées de se confronter, et plus la culture peut évoluer efficacement.
Un parlement devrait être le plus haut aboutissement de ce principe, c’est-à-dire l’endroit où se produit le plus grand brassage d’idées parce qu’on y réalise l’importance de ce débat pour la transformation de la culture (comprise implicitement trop souvent, explicitement trop peu souvent, comme la fonction de la politique). Et aussi parce qu’on paie des gens pour qu’ils aient davantage de temps pour mener de manière optimale la confrontation des idées nécessaire à leur progression – alors que, pour la plupart des citoyens, le quotidien leur laisse peu d’énergie à y consacrer. Quiconque connait minimalement le fonctionnement du parlementarisme contemporain connait aussi ce qui limite ce brassage. Lever ces barrières ne se fait pas simplement : ces barrières elles-mêmes sont des données culturelles, des «mèmes», et penser qu’il suffit de claquer des doigts pour s’en débarrasser relèverait d’un révolutionnarisme primitif. On peut cependant légitimement (et il le faut, à mon sens; et j’espère au sens de tous ceux qui s’intéressent aux idées sur le vivre-ensemble) souhaiter aller dans cette direction.
Ce qui m’amène à ma dernière remarque dans ce débat sur la culture vestimentaire politique. Plusieurs commentateurs sont intervenus pour dire que le coton ouaté allait contre le caractère sacré du Parlement. Ce sacré semble pour eux se mesurer à la manière dont la culture intraparlementaire se différencie de la culture extraparlementaire, s'en extrait et s'en élève. Alors que ce sacré devrait se trouver dans le fait que le Parlement est le lieu des idées politiques et de leur incarnation dans les lois. Mais pour cette raison même, il ne peut qu'être proportionnel à l’efficacité du débat sur les idées politiques : et plus les idées présentes en dehors du parlement y entrent, et plus les idées produites dans le parlement en sortent, plus on peut dire que ce débat est efficace. Ce n’est que physiquement qu’il est paradoxal de dire que l’activité d'un parlement est proportionnelle à l’extériorisation de cette activité dans le corps citoyen; si on y réfléchit en considérant le mouvement des idées plutôt que le seul mouvement de la parole des députés, rien n’est plus logique. Des représentants, et plus largement des citoyens d’un État démocratique, devraient accorder plus d’importance au sacré de ce mouvement des idées sur le vivre-ensemble qu’au bâtiment où en discute et à ses coutumes – ou plutôt ils devraient déterminer la valeur de ces coutumes au regard du mouvement des idées, qu'elles facilitent ou qu'elles freinent.
(Crédit de la photo d'en-tête : La Presse)
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