«Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve» : cette phrase du poète allemand Friedrich Hölderlin (tournant des 18e et 19e siècles) m’a toujours séduit par sa beauté et sa vérité – on y retrouve des échos du «Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts» nietzschéen, mais exprimé d’une façon autrement plus poétique, imagée, presque florale. Je trouve particulièrement approprié de la faire figurer comme incipit (phrase d’ouverture) de cette réflexion que je couve depuis un bout de temps, et tiens à poser à l’écrit maintenant entre une intense période d’étude et une intense période de travail.
«Tu penses trop», «tu vas trop loin» et autres variations sur le même thème : accusations classiques de ceux qui pensent qu’on peut trop penser. Cette formulation souligne ce qu’il y a de paradoxal dans leur idée : en tant qu’idée, justement, elle est production de l’esprit; c’est en tant que telle qu’elle se prétend au-dessus de l’idée qu’elle juge pour la déclarer problématique en tant que «suridée». Mais pour déclarer une chose mauvaise, il faut commencer par la comprendre, et donc l’englober. Dans une réflexion récente, je distinguais «complexe» et «compliqué» et expliquais la pertinence de le faire. Dans cette lignée, je dois ajouter ici que la complication comme complexité mal gérée ne peut être déclarée telle de manière juste que par quelqu’un qui serait capable de prendre tous les fils entremêlés qui la forment et de les démêler. Seul quelqu’un qui comprend bien la théorie de la relativité générale, et donc qui la gère bien, aurait les moyens de dire qu'une explication de cette théorie est compliquée – c’est-à-dire inélégante, ineffective, mal gérée.
On se fait dire qu’on pense trop particulièrement quand la pensée se retourne contre elle-même : l’anxiété, par exemple, est le cas typique de la pensée autodestructrice. D’abord, il faut préciser qu’il est difficile de moins penser (sauf en s’amputant le cerveau via la psychopharmacothérapie et la psychochirurgie). Et même si c’était facile (comme par la vieille lobotomie), on perdrait très souvent plus au change que ce qu’on y gagnerait (sauf pour des pathologies précises). On ne pense jamais trop, mais parfois, seulement trop mal. Ceux qui me suivent depuis un moment savent que je n’aime rien de plus qu’ancrer mes théories dans des biographies. C’est insister sur les liens entre l’action et la réflexion, et montrer comment l’expérience quotidienne peut toujours aussi être comprise comme autoexpérimentation – et autoformation. Récemment, j’ai été aux prises avec des symptômes obsessionnels : autre exemple frappant de cas où on serait tenté de dire qu’il y a trop de pensée. Mais le fait est que, pour déterminer que cette pensée tournant en rond autour des mêmes images est pathologique, on doit être capable de dire vers quoi on préférerait qu’elle se tourne et avance; pour être capable de le dire, il faut le penser; pour être capable de faire virer son esprit dans cette direction, que ce soit par la psychothérapie ou la pharmacothérapie, il faut penser encore plus. On ne traite donc un «excès» de pensée que par davantage de pensée. On ne pense jamais trop, mais seulement parfois dans la mauvaise direction. Pour rediriger un certain pan de sa pensée, un pan doit s’en distinguer et se placer au-dessus de celui-ci, au moins le temps que soit replacée sur les rails la portion d’esprit qui s’épuise à vide dans l’anxiété, l’obsession, la dépression, etc.
Même les psychothérapies qui semblent le plus recommander de moins penser, toutes celles de la troisième vague de thérapie cognitivocomportementale (TCC) ancrées dans la pleine conscience, peuvent être perçues comme des reprises de pouvoir de la pensée sur la pensée. Même si j’ai longtemps été perplexe face à elles à cause d’une de leurs interprétations, qui en fait plutôt une déconnexion qu’une reconnexion à la complexité d’un esprit – et donc même si j’ai longtemps critiqué leur concept de «mindfulness» en disant qu’il s’agissait plutôt de «mindlessness» –, j’ai fini par réaliser que ce n’était, justement, qu’un problème de compréhension de la méthode, pas un problème de la méthode elle-même. Car la défusion de certaines pensées considérées comme limitatives, technique essentielle de la troisième vague, ne renie pas la pensée : elle apprend, par la pensée toujours, à se transformer en observateur de certaines pensées précises, à mieux comprendre leur place dans l’économie générale du mouvement psychique pour être plus à même de lever les freins qu’elles représentent pour d’autres pensées. Si ma pensée (comme instance) me ramène constamment à des pensées (comme idées) telles que «Que vont-ils penser de moi?» dans l’anxiété sociale, «Ai-je oublié de fermer le four?» dans l’obsessionnalité-compulsivité et «Je suis mauvais et ne vaux rien» dans la dépression, ma pensée pourra difficilement se concentrer sur mes projets, mes espoirs, mes ambitions, bref tout ce qui peut contribuer à augmenter mon bonheur. De là la thérapie qui enseigne à se distancier de ces pensées spécifiques pour se rappeler qu’elles ne sont que des instants de la pensée tout court, et pour mieux les laisser aller.
Penser plus vite, plus haut, plus fort, c’est ajouter des mots à son discours interne, semer des graines dans cet immense champ lexical qu’est l’esprit humain, intégrer de nouveaux fils dans cette tapisserie qu’est son monologue personnel. C’est donc aussi courir le risque que ces fils se mêlent et finissent par s’entraver les uns les autres. La complication n’est possible que là où il y a de la complexité, c’est-à-dire un grand nombre d’éléments; un plus petit nombre ne permet pas l’emmêlement. «Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve» : car l’apprentissage de la gestion de la complexité augmente au fur et à mesure qu’on se complexifie et qu’on s’habitue à sa complexité. De sorte qu’éventuellement, ce qui demande au départ l’aide d’un psychothérapeute pour démêler tous les fils de sa pensée, on finit par être capable de le faire soi-même, quand on a suffisamment intériosé les méthodes de la thérapie par la parole. S’il faut laisser au départ d’autres que soi manipuler son esprit par ses mots, on finit éventuellement, de vive voix ou en silence, par pouvoir manipuler son propre esprit par sa propre pensée. À ce moment, on ne peut plus jamais s’imaginer quelque chose d’aussi ridicule que le fait qu’un excès de pensée soit possible : on comprend qu’autant la pensée est forcément la seule source de tous les problèmes humains, autant elle est forcément leur seule solution.
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