Je ne crois pas à la «science». C’est-à-dire que je ne considère pas qu’il s’agit d’un concept pertinent pour penser la manière dont le savoir se produit et se diffuse. C’est celui avec lequel notre épistémologie a fonctionné jusqu’à maintenant. J’ose espérer qu’elle en proposera de meilleurs dans la suite du 3e millénaire, qui permettront de dépasser l’opposition grecque entre doxa (opinion) et alètheia (vérité); qui éviteront de s’imaginer que le savoir est exact dès qu’il est fait en éprouvette, et inexact dès qu’il est fait sur le terrain; qui feront qu’on reconnaitra à tous la capacité, mais aussi le devoir de réfléchir, et non plus exclusivement à ceux qu’on appelle «scientifiques».
D’ici à ce que ce soit fait (et j’ai quelques idées pour l’épistémologie à ce propos, mais ce sera le sujet d’un autre texte, celui-ci ayant des visées différentes), je vais continuer d’écrire avec ce concept pour être plus facilement compris que si je le faisais avec ceux que je trouve plus précis. C’est dommage. Mais la communication a ses raisons.
Ramenons l’Histoire moderne d’une science naturelle donnée – tiens! prenons la biologie – à l’actuelle crise covidienne. Faisons comme si la biologie était apparue pour répondre à cette question : comment développer un vaccin contre le coronavirus? Déjà, pour ceux qui conçoivent la science comme une entreprise désintéressée, cette expérience imaginaire (ou dit plus couramment, mais problématiquement, «expérience de pensée») n’aura aucun sens. Pourtant c’est ce qui oppose les sciences antiques et modernes. Celles-là sont le fait de riches n’ayant rien de mieux à faire que théoriser à longueur de journée; celles-ci sont le travail de théoriciens professionnels, qui doivent donc agir utilement et efficacement Ne serait-ce que parce qu’il y a une infinité de vérités à trouver, il faut prioriser et établir l’ordre dans lesquelles on les cherchera. Le critère le plus pertinent : quelles sont celles à partir desquelles on pourra développer des techniques – processus et outils – qui amélioreront le plus la vie humaine? Il devient donc évident que si, à la naissance de la biologie, on avait pu voir dans l’avenir et qu’on s’était demandé pour répondre à quelle question prioritaire cette science était créée, on aurait choisi : comment freiner la propagation des infections (probablement parmi les plus mortels problèmes de cause biotique)? ce que je réduis, pour les fins de l’expérience imaginaire, à : comment développer un vaccin contre le coronavirus?
Dans cette optique, on aurait récupéré les pratiques médicales ayant survécu au Moyen Âge grâce à un détour par le monde arabe; Antoni van Leeuwenhoek aurait observé les bactéries avec son microscope fait maison; Robert Koch aurait démontré le lien entre une bactérie et une maladie données; Louis Pasteur aurait prouvé l’infectiosité et inventé le vaccin; et un chercheur, ou plus probablement une équipe de chercheurs, vu les vastes réseaux de la recherche contemporaine, trouvera le vaccin contre le coronavirus.
Globalement, si, une fois le vaccin trouvé, on voulait savoir qui remercier, «nos héros» qui auront sauvé le plus de vies, il faudrait commencer par remercier ceux-là. On pourrait vouloir les remercier spécifiquement (avec un prix Nobel, comme Robert Koch l’a reçu en physiologie/médecine en 1905, par exemple). Mais sans doute que la plupart d’entre eux considéreraient qu’ils n’ont fait que leur travail. La biologie aurait reçu la mission de trouver un vaccin au coronavirus, et pour ce faire, elle aurait développé la création d’expériences artificielles et l’aurait appelée «méthode expérimentale»; elle aurait mis sur pied des endroits où les faire se dérouler et les aurait appelés «laboratoires»; elle aurait élaboré toutes sortes d’autres processus et outils correspondants à sa fin. Si elle ne réussit pas à développer un vaccin contre le coronavirus, c’est globalement qu’on pourra dire qu’elle a échoué à remplir le but qui lui avait été confié. C’est une autre question de savoir si ce but était atteignable ou non. Mais si la biologie l’avait accepté au départ, c’est qu’elle le considérait du domaine du possible. Raison pour laquelle elle se rendait responsable de parvenir à destination : autrement, elle aurait refusé l’objectif initialement.
Prenons maintenant l’Histoire d’une science culturelle donnée (le lectorat qui m’a suivi jusqu’ici connait les raisons pour lesquelles je préfère cette expression à celles de «science humaine» ou «science sociale»; autrement, je le renvoie au précédent billet). En l’occurrence, la pédagogie me semble la plus appropriée. Faisons comme si la pédagogie était apparue pour répondre à cette question : comment faire suffisamment comprendre le vaccin pour s’assurer que tous désirent recevoir celui contre le coronavirus lorsqu’il sera créé? Parce que ce n’est pas tout d’avoir un vaccin disponible; encore faut-il que les corps dans lesquelles on entend l’injecter soient volontaires pour le recevoir. (Sauf à plaider pour la vaccination obligatoire, ce qui est une possibilité, mais pose des questions encore plus larges que celles que j’essaie d’éclairer avec mon expérience imaginaire.) Nous sommes encore dans ladite expérience, et donc, personne ne conteste qu’il est tout à fait logique et nécessaire que la pédagogie se développe dans le seul et unique but de répondre à cette question définie comme prioritaire, puisque la réponse qu’on peut y faire est celle qui peut le plus améliorer la vie humaine.
Dans cette optique, on aurait mené les innovations anticogrecques des sophistes, de Socrate, de Platon et d’Aristote; on aurait fait la langue latine; on aurait développé les institutions scolaires du Moyen Âge; on se serait imprégné de la glorification de l’humain et de la croyance en sa perfectibilité de la Renaissance; on aurait élaboré l’Encyclopédie française et son projet de diffusion publique de la connaissance; on aurait appris, grâce à Jean Piaget, les étapes du développement de la pensée; on aurait fait les systèmes d’éducation postparentaux nationaux qui nous sont connus aujourd’hui; on aurait renforcé l’éducation familiale pré- et parascolaire par le soutien aux parents autant que par les droits de la jeunesse; on aurait compris la nécessité de la formation continue étant donné toutes les informations produites par la biologie à propos desquelles il faudrait être à jour pour comprendre le vaccin contre le coronavirus lorsqu’il sera produit; enfin tous les citoyens des États de 2020 ayant passé l’âge de la majorité et considérés aptes à prendre une décision pour eux-mêmes accepteront de se faire vacciner.
Eh bien?
Dans la première Histoire, le fait de mettre le verbe final au futur s’impose presque. Ici, ce qui s’imposerait, ce serait de le mettre au futur – mais au négatif.
Nous sommes toujours dans notre expérience imaginaire. Dans celle-ci, parce que tous les citoyens des États de 2020 ayant passé l’âge de la majorité et considérés aptes à prendre une décision pour eux-mêmes n’accepteront pas de se faire vacciner, on peut dire de la pédagogie qu’elle a failli. On le peut dans la mesure où elle considérait au départ ce but comme atteignable et où, le faisant sien, elle s’en est rendue responsable. Si on le peut, à partir de là, pour redresser la situation, il faut chercher les raisons. Il faut se demander pourquoi les moyens utilisés n’ont pas suffi. Il ne s’agit pas de dire que ces moyens ne sont pas à la hauteur parce qu’ils ne s’appellent pas «méthode expérimentale» et «laboratoires»; ils ne sont pas à la hauteur parce qu’ils se sont mal adaptés à leur objet d’étude. Ces moyens s’appellent «logique», «critique», «doute», «débat», etc. Mais au-delà de leur nom, il faudra les considérer comme efficaces ou inefficaces. Et s’ils sont inefficaces, on pourra leur suggérer, comme première étape, de regarder du côté des moyens qui ont été efficaces pour d’autres objets d’étude. Peut-être que ces moyens sont inappropriés pour eux. Peut-être qu’ils n’auront besoin que d’ajustements mineurs. Après tout, l’humain fait partie de la nature. Le cerveau est fait de neurones. La pédagogie s’ancre dans la plasticité cérébrale. Jean Piaget était biologiste. Tout est dans tout – et tout le reste. Les techniques ne sont bonnes ou mauvais qu’en fonction de leurs résultats. «Fitness is everything», dirait Charles Darwin. Et Albert Einstein ajouterait que la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à des résultats différents.
Évidemment, il y a dans le fait de développer un vaccin bien plus que la simple succession de faits menant à la compréhension des microorganismes et à l’isolement et la purification de certaines de leurs parties. Il y a des notions de physique, de chimie, de biologie cellulaire animale et humaine indispensables à ce que le vaccin soit injectable, puis assez stable pour se rendre au bon endroit du corps pour immuniser.
Évidemment, il y a dans le fait de développer l’éducation bien plus que la simple succession de faits menant à la compréhension sommaire des mécanismes cérébraux et à la mise sur pied d’un système scolaire y correspondant. Il y a des notions de sociologie, de politique, d’Histoire indispensables pour comprendre les conspirationnismes qui mènent à s’imaginer que des micropuces se retrouvent dans les vaccins.
Dans le premier cas, ces savoirs, à toute fin pratique, d’ici à ce que l’épistémologie ait proposé une meilleure classification, sont considérés comme faisant partie des «sciences naturelles». Dans le deuxième cas, ces savoirs, à toute fin pratique, d’ici à ce que l’épistémologie ait proposé une meilleure classification, sont considérés comme faisant partie des «sciences culturelles».
Dans tous les cas, on pourra me dire que jamais, en s’engageant dans une profession scientifique, on n’a signé de contrat disant qu’on le faisait dans l’optique de sauver le plus de gens possible de la COVID (même en médecine, le serment d’Hippocrate n’oblige pas à passer tout son temps disponible à aider autrui). C’est juste. Mais dans tous les cas, on s’est engagé dans des institutions qui ont pour objectif de faire progresser le savoir et, avec lui, les techniques qui pourront le plus améliorer la vie humaine.
Dans tous les cas, on pourra me dire que jamais, en s’engageant dans une profession scientifique, on n’a signé de contrat disant qu’on le faisait dans l’optique de sauver le plus de gens possible de la COVID (même en médecine, le serment d’Hippocrate n’oblige pas à passer tout son temps disponible à aider autrui). C’est juste. Mais dans tous les cas, on s’est engagé dans des institutions qui ont pour objectif de faire progresser le savoir et, avec lui, les techniques qui pourront le plus améliorer la vie humaine.
La première et la plus grave limitation de certaines sciences culturelles est, de ce que je vois de leur Histoire contemporaine, le fait qu’elles se soient détournées de ce deuxième objectif. Elles se considèrent à leur meilleur là où elles sont les moins utiles, là où elles débouchent le moins sur des techniques d’amélioration de la vie humaine. Je dis bien «certaines». Mais les autres sont responsables, par contigüité systématique, de cette limitation. Les sciences naturelles comme culturelles sont concernées; mais les sciences culturelles davantage parce que, comptant dans leurs rangs l'éthique et le droit, elles sont celles qui peuvent faire comprendre pourquoi les bénéfices d'un savoir financé publiquement doivent retourner au public - et pourquoi on doit, au nom de ce même public, chercher à les augmenter.
Certaines aussi, directement ou indirectement, se sont détournées du premier objectif. Directement en ne croyant plus en la possibilité d’un consensus sur le savoir. Indirectement en y croyant, mais à l’intérieur des murs universitaires. S’étant détournées du projet démocratique de la science moderne, elles trouvent parfois triste que la plèbe ne connaisse pas, mais chercheront rarement les moyens de remédier à cette ignorance – qu’il s’agisse de se jeter dans l’arène à court terme, ou, à plus long terme, et sans doute plus efficacement, de réformer l’éducation qui entretient les conditions de possibilité de cette ignorance. Elles s’en dédouanent en se rappelant qu’elles s’intéressent à cette plèbe, puisqu’elles souhaitent la justice sociale. Et l’intérêt peut être réel, mais les moyens pris pour en faire sortir des bénéfices restent, malheureusement, inefficaces. Les sciences naturelles comme culturelles sont concernées; mais les sciences culturelles davantage parce que, comptant dans leurs rangs l'épistémologie, elles sont celles qui peuvent faire comprendre pourquoi l'idée qu'un consensus à large échelle est impossible sape à la base l'entreprise scientifique.
De là le jugement global. De là l’accusation globale.
Disons que l’expérience imaginaire s’achève ici.
Peut-être que rien de tout ceci n’est vrai. Peut-être que tous les citoyens de 2020 accepteront le vaccin lorsqu’il sera produit. Peut-être que les sciences culturelles ont atteint leur objectif, utilisent des méthodes efficaces et n’ont pas à les revoir.
L’avenir le dira.
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