Contre la monopolisation culturelle


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      On aura déjà compris, avec ce titre, que je veux revenir sur les controverses de SLĀV et de Kanata. J’espère ne pas y revenir, comme tant l’ont fait dans les pages des journaux québécois et sur l’internetosphère, en appliquant la triste devise de Gilles Vigneault : « Tout a été dit, mais pas par moi. » Je souhaite sincèrement que ma critique du concept central de l’été québécois 2018 puisse ouvrir de nouvelles pistes de réflexion – parce que, si nous sommes quelque chose comme un grand peuple, nous méritons de ne pas nous enfoncer dans quelque chose comme de grandes ornières.

      Il y a de ces débats qui exigent qu’on attende un certain temps que la poussière retombe pour mieux s’y engager. Les questions SLĀV et Kanata m’ont semblé faire partie de celles-là. Raison pour laquelle c’est seulement quelques mois plus tard que je publie mon avis à propos d’elles. Qui sait : son inactualité contribuera peut-être à ce qu’il soit d’une certaine originalité, donc d’une certaine pertinence.

      Le marché des idées vit de la compétition. Manière contemporaine de réécrire le classique « du choc des idées jaillit la lumière ». Il n’y a qu’en laissant les différents vendeurs d’idées débattre autant qu’ils le veulent, et les acheteurs d’idées écouter pour choisir celles qu’ils trouvent les meilleures, qu’une juste répartition survient – et si des distorsions sont possibles sur le court terme du fait de l’attractivité de certaines idées fausses, il n’y a que sur le long terme que cette fausseté peut être démontrée par le mécanisme du libre marché des idées qu’est la méthode scientifique. Je saute tout de suite, de ce préambule apparemment déconnecté du sujet, à la controverse elle-même; on comprendra plus tard en quoi ces quelques lignes étaient nécessaires.

      Bien que j’aie eu plutôt tendance à me ranger du côté des SLĀVistes que des anti-SLĀVistes, je me suis rapidement senti agacé par un argument fréquemment utilisé par les premiers : à savoir que le concept d’« appropriation culturelle », tout droit importé des campus étatsuniens et européens, s’appliquait mal en nos terres. Eh bien? Pourquoi? Pas d’explication : il suffisait de souligner l’importation pour avoir tout dit. Est-ce que tous les concepts n’apparaissent pas quelque part avant de se propager? Est-ce que cette « appropriation conceptuelle » n’est pas le propre de toute pensée?

      Dans ce cas, le problème n’est pas dans l’appropriation – dans le fait de rendre sien ce qui vient de l’extérieur, de l’adapter et de le personnaliser. Ce que je n’aime pas du concept d’« appropriation culturelle », c’est qu’étant nécessairement un blâme, il semble être utilisé comme un synonyme de « vol » qui n’ose pas se dire. Mais parce qu’il n’y a pas de brevet sur les concepts (autant que sur les productions de l’Histoire que sont les langues, les coutumes et tous les autres biens dits « culturels »), on ne peut pas parler de leur « vol » en termes légaux. D’où la nécessité d’un concept pseudolégal, pour ne pas dire ésotérique, qu’on ne peut pas utiliser sans condamner ce dont on parle. Si vous cherchiez un bon exemple de novlangue orwellienne, il est là...

      Le problème est justement dans le fait de parler et d’agir comme s’il y avait des brevets sur ces éléments, et donc de faire des procès pour vol à ceux qui les utilisent. Vouloir qu’une propriété publique reste à soi seul, et agir comme tel, porte un nom : la monopolisation. Et elle est problématique sur le marché des idées encore plus que sur tous les autres. Comment débattre efficacement quand on ne peut pas utiliser un concept pour la seule raison qu’il a été forgé par autrui? Comment créer efficacement quand on ne peut plus tenter de se mettre dans la peau de quelqu’un d’une ethnie, d’une époque et d’un contexte différents parce que cette personne aurait le droit prétendument exclusif de tirer de l’art de son existence? Ce semble être une négation active de la part des autres en soi et la part de soi dans les autres, qu’on est pourtant bien prompt à exalter quand il s’agit de se placer sur l’échiquier politique.

      Bien entendu, le fait qu’on ait emprunté un concept à des étudiants étatsuniens et européens ne garantit pas qu’il décrive au mieux la réalité québécoise. Comme le fait qu’on se permette de faire du théâtre à propos des esclaves noirs et des Autochtones n’assure pas qu’on dépeigne assez bellement et grandement leurs émotions. Rien n’est automatique et assuré sur le marché des idées : c’est la conclusion pleine d’espoir d’un désir de compétition plutôt que de monopolisation culturelle. Mais si vous trouvez que le concept ne s’applique pas, dites pourquoi et proposez-en un autre. Et si vous trouvez que le théâtre représente mal, dites pourquoi et soumettez une alternative.

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