
PROPOSITIONS EN VUE D’UN DÉBAT MONDIAL EFFICACE
Nous ne pouvons plus nous permettre d’être d’accord pour ne
pas être d’accord (traduction libre et moins esthétique de « agree to disagree »). Je dirais même
qu’on n’aurait jamais dû se le permettre, parce que n’importe quel désaccord
affaiblit les bases du vivre-ensemble; mais on le peut surement encore moins
aujourd’hui. On ne le peut plus au regard de l’ampleur des problèmes qu’il nous
faut régler. On ne le peut plus face à des questions globales qui exigent des
réponses globales, donc concertées et fortes. On aurait pu croire qu’une
doctrine de destruction mutuelle assurée par armes nucléaires aurait suffi à
enclencher irrémédiablement une recherche d’entente mondiale. Pourtant, malgré
quelques vagues d’espoir onusien post-1945, on a plutôt l’impression d’assister
à une généralisation des « agreements
on disagreement » que le contraire. Tout se passe comme si le traité
de non-prolifération, qui n’a pas empêché de nouveaux pays de s’équiper de
l’arme nucléaire, avait surtout limité la prolifération de notre degré de
certitude en la possibilité d’arriver à un accord mondial sur quoi que ce soit.
L’éventualité de catastrophes de sources indirectement humaines y travaillera peut-être
mieux. J’aurais souhaité que la passion du savoir suffise à nous faire nous
entendre, mais tant qu’à subir une crise climatique, profitons-en au moins pour
faire d’une pierre deux coups.
Je suis devenu au cours de la dernière année ce qu’on
pourrait appeler un « adepte » des débats de médias sociaux. Certains
diraient « accro »; je ne dis pas non. J’y retrouve l’esprit d’agora,
ouvert à tous les arguments, que j’ai expérimenté il y a un moment dans le
mouvement étudiant – mais en encore plus permanent et polymorphe. (Aussi
parfois en plus décourageant, parce que certaines énormités oralement
autocensurées se permettent de s’exprimer via Internet, comme nous le savons
tous très bien.) En tant que démocrate viscéral, je vibre dans cette caisse de
résonance plus que partout ailleurs. Mais le fait est que parfois, j’ai
l’impression de débattre dans le vide. L’impression que le débat ne peut mener
nulle part, parce qu’on ne s’est même pas entendu au préalable sur le fait
qu’il pouvait mener quelque part, et sur la manière d’avancer. Cette manière
peut toujours être sujette à débat, et la définition même d’« aller
quelque part » doit être discutée : mais si une métaconversation
(conversation-sur-la-conversation) n’a pas lieu, il est fort probable que les
conversations spécifiques ne soient rien de plus que des dialogues de sourds.
De tels dialogues peuvent être divertissants, d’accord, et on peut s’en
contenter s’il s’agit d’épicer un souper entre amis. Ceci dit, au moment de
décider du futur d’un pays et du monde, ce sont les pires freins possibles. Et
si on ne connait aucun autre débat, on ne réalisera pas que de tels dialogues ne peuvent pas mener à une décision opérationnalisable.
Il nous faut donc une éthique du débat, un processus, des
règles qui en assurent l’efficacité, si nous voulons le rendre aussi utile
qu’il peut l’être. En termes techniques, il s’agirait probablement d’une sorte
d’hybride d’épistémologie et de politique – mais de ce qu’il conviendrait
d’appeler une socioépistémologie et une politique de la délibération. Je vous
en propose une en neuf points sur lesquels je considère qu’il faut s’entendre
pour s’entendre, c’est-à-dire ceux qui devraient être posés par la
métaconversation pour assurer la pertinence de toute conversation subséquente. Dans
le meilleur des mondes, on pourrait prendre pour acquis que tout le monde
accepte ces principes et se permettre de se lancer dans un débat sans devoir y
revenir chaque fois. Mais si le moindre argument utilisé laisse croire que tous
les délibérateurs n’y adhèrent pas, n’importe lequel d’entre eux devrait se
sentir tenu de les ramener sur le tapis pour vérifier qu’on s’entend sur eux,
au nom du fait qu’une non-intervention reviendrait à accepter un dialogue de
sourds et à potentiellement faire perdre une grande part de leur valeur aux
échanges.
1. Le monde est ce à propos de quoi on peut penser.
Ceux qui veulent paraitre profonds à peu de frais, ou ceux
qui ont une raison ou une autre de préférer qu’on ne s’entende pas, font
beaucoup de bruit autour du concept de « réalité ». Ils insistent sur
le fait qu’on ne peut pas prouver qu’il y a une réalité extérieure à la pensée,
et que pour cette raison, la « réalité » pouvant n’être au fond que
ce qui se trouve dans l’esprit de chaque individu plutôt qu’en dehors de tous
les esprits, il est fort possible que tout débat autour d’elle soit voué à
l’inutilité. C’est un argument irréfutable, donc vide. Nous vivons peut-être en
effet tous dans une grande machine à produire des réalités individuelles comme
dans la célèbre trilogie cinématographique La
matrice. Mais même si c’était le cas, un débat pourrait rester utile à chaque
individu concerné isolé dans sa réalité propre. Il suffit de ne plus définir le
« monde » comme étant ce qui existe indépendamment de sa pensée, mais
plutôt comme ce qu'elle peut concevoir. Dans la recherche d’une pensée exacte,
il m’importe peu que ceux avec qui je débats aient accès au même monde que moi;
il m’importe même peu qu’il s’agisse d’humains – je le dis à la blague, mais
peut-être la remarque deviendra-t-elle vite appropriée si de plus en plus de
robots passent le test de Turing. Dans la mesure où je peux comprendre les mots
qu’ils utilisent, ces mots me font penser à quelque chose et deviennent donc
par le fait même des éléments du monde, défini comme ce à quoi je peux penser. De
la même manière, je ne peux pas penser à une expérience qui n'est pas la
mienne; mais si quelqu'un me raconte son expérience et que je peux la modéliser en la reconstruisant à partir de mes propres expériences, alors elle devient
une partie de mon monde par le fait que je puisse la penser. (Ce qui ne se
produit pas si cet autre parle un langage que je ne comprends pas, ou s'il
parle la même langue que moi, mais avec des mots qui n'évoquent rien chez moi :
il n'y a pas dans ce cas création d'une nouvelle expérience par l'échange de
mots, et donc pas de pensée supplémentaire.) Dans cette perspective, à quoi bon
savoir si un arbre fait du bruit en tombant quand personne n’est là pour
l’entendre? Si personne n’est là pour l’entendre au point que personne n’y
pense, il n’est même pas pertinent de le considérer comme faisant partie du
monde. Mais parce que cette chute, même si aucune forme de vie ne la constate,
aura surement par effet papillon interposé des conséquences un jour ou l’autre
sur une forme de vie capable de penser ces conséquences, on a aussi avantage à
se demander à tout moment quels arbres sont en train de tomber en quels
endroits du monde hors de notre regard.
2. La pensée que l’on a du monde est soit juste, soit
injuste.
Nous avons appris à craindre le concept de
« vérité » parce qu’il a trop souvent servi à tirer des conclusions
hâtives, et parfois hautement dommageables, d’énoncés sur lesquels il n’y avait
pas consensus, et assez souvent même pas d’accord majoritaire. Ou bien nous y
lisons une sorte d’immobilisme, quelque chose comme « énoncé auquel on ne
peut plus toucher maintenant qu’il a été déclaré vrai ». On peut choisir
d’essayer de lui redonner son lustre d’antan. De mon côté, moi qui admire
beaucoup l’inventivité du langage, j’aurais tendance à proposer, au lieu de
faire tant d’efforts pour essayer de le rescaper de sa double connotation
négative – totalitaire d’un côté, immobiliste de l’autre –, qu’on s’en
débarrasse tout simplement pour lui substituer un autre concept. En fait une
autre paire de concepts, tout en conservant la binarité inhérente au couple
« vrai/faux ». Plusieurs binômes épistémiques existent : « correct/incorrect »,
« exact/inexact », « représentatif/non représentatif »,
etc. Je recommanderais l’usage de « juste/injuste ». On dira d’emblée
qu’au lieu d’une amélioration linguistique, cette substitution-là risque de
créer plus de confusion qu’elle n’en dissipera. Mon idée est qu’il s’agit
précisément d’en dépasser la polysémie. Pour l’instant, « juste »
peut être la forme adjectivale de deux noms : « justice » et
« justesse ». Un énoncé peut être dit « juste » s’il
représente bien le monde. Une action peut être dite « juste » si elle
respecte la loi humaine. Mais cette loi humaine elle-même revient à une
affirmation sur ce qu’on croit être la meilleure forme du vivre-ensemble. Ainsi
une action est similaire à un énoncé dont on évalue la valeur de correspondance
avec le monde. Une action dit en se faisant : « Je considère que
cette action est juste, donc je la commets. » De la même manière une
action considérée comme injuste doit être démontrée comme ne correspondant pas
aux principes énoncés en tant que formes optimales du vivre-ensemble. La loi
culturelle qu’est la loi humaine vise à la correspondance des actions et de cet
optimum, de la même manière qu’on vise une correspondance entre les phénomènes
et la pensée qu’on en a en formulant des lois naturelles. Si la valorisation se
trouve sur une échelle continue, le juste et l’injuste ne peuvent être que les
deux parties d’une dichotomie. Les lois naturelles elles-mêmes changent :
non pas leur effet sur le monde, mais leur forme en tant qu’énoncés,
puisqu’elles ne sont que des énoncés – c’est-à-dire des représentations du monde
que l’on exprime en mots. Les lois de la physique ont leur histoire qui, de la
mécanique classique à la mécanique quantique, en est une d’autodépassement par recherche,
comme les lois de la politique ont leur histoire qui, de la monarchie à la
démocratie, en est une d’autodépassement par délibération : et toutes sont
toujours à débattre.
3. Le monde est un et unique; seules ses représentations
peuvent se contredire.
On ne remarque pas assez souvent que, dans le terme
« contradiction », il y a le mot « diction ». Le monde ne
peut pas être autocontradictoire, parce qu’il ne parle pas. Seuls des énoncés
peuvent se contredire, parce qu’ils disent quelque chose. Le jour ne contredit
pas la nuit, la nuit ne contredit pas le jour; mais si je dis à 13:00 qu’il
fait jour, et à 14:00 qu’il fait nuit, je m’autocontredis. Et si c’est
quelqu’un d’autre qui le dit, cette personne me contredit. La contradiction ne
se trouve pas entre deux mondes (et d’ailleurs, selon le principe 1, je ne peux
démontrer qu’il y a un monde pour mon vis-à-vis), mais entre
deux représentations du monde qui se manifestent par des énoncés. J’ai dit en 2
qu’une action revenait à un énoncé sur la meilleure action à commettre. Mais si
je commettais une action à 13:00 et une à 14:00 qu’on est souvent tentés de
qualifier de « contraires/contradictoires/opposées », je ne
m’autocontredirais pas non plus. Je ferais deux énoncés différents qui peuvent
chacun être justes ou non par rapport à leur temps. Notre vie est remplie de tels
ajustements fins : si nous commençons à manger une minute pour arrêter
quelques minutes plus tard, c’est parce qu’au premier temps nous considérons
que commencer est la décision optimale, et qu’au deuxième temps nous
considérons qu’arrêter est la décision optimale. Toutes deux sont justes ou
injustes en fonction de leur correspondance avec le temps lors duquel elles se
déroulent. Trop de tristes non-sens se sont dits sur le fait que, le monde et
la vie étant eux-mêmes tellement autocontradictoires, il serait futile
d’espérer que l’humain ne le soit pas. La vie ne dit rien. L’humain, oui. Et on
ne peut tolérer qu’il s’autocontredise. Des pensées différentes dans des têtes
différentes indiquent un déficit de débat : c’est grave. Des pensées
différentes dans une même tête indiquent un déficit de discipline : c’est
pire.
4. Le consensus est toujours plus productif que la
contradiction.
Un autre immense frein à la tenue de débats efficaces se
trouve dans une autre idée contemporaine tout à fait particulière : celle
que la contradiction des idées indique leur grande diversité, et que cette
diversité est une richesse en soi. Forcément, si on a l’impression que le
débat, en risquant de mener à une entente, pourrait porter atteinte à la
diversité des pensées, et donc gâcher de la richesse plutôt qu’en créer, on n’aura
aucun intérêt à débattre. On peut, en ne mettant pas d’ordre dans ses
pensées, en venir à s’autocontredire au point de ne plus savoir comment agir du
tout. Un humain de Buridan, à l’image de l’âne, pourrait parfaitement bien se
laisser mourir de faim à force d’avoir des idées trop nombreuses sur ce qu’il
préfèrerait manger et de ne pas arriver à les classer. Cet humain-là porterait
en lui une immense diversité d’idées – du moins, tant qu’il pourrait en porter avant que son esprit s’éteigne. On me dira que l’évènement
est improbable. En passant de l’autocontradiction à l’hétérocontradiction, soit
aux idées opposées portées par deux personnes distinctes, on peut analyser
facilement dans quelle mesure une diversité théorique est une richesse ou une
pauvreté. Prenons deux personnes qui ont des idées très différentes sur leur
survie mutuelle. Chacune pense qu’il serait optimal qu’elle-même vive et que
l’autre meure. On fait face à deux contradictions, puisqu’on a 1-0 d’un côté et
0-1 de l’autre. C’est la plus grande diversité d’idées possible dans une
pareille situation. Si l’une des deux personnes change d’idée par rapport à son
vis-à-vis et pense désormais qu’il est optimal que l’autre vive aussi, on passe
de deux à une contradiction, puisqu’on a 1-1 d’un côté et 0-1 de l’autre. Si le
premier finit par convaincre le deuxième qu’il a avantage à le laisser vivre,
le deuxième pense désormais qu’il est optimal que le premier vive : on a désormais deux 1-1, et c'est la fin de
toute contradiction. En passant de la plus grande diversité d’idées à la plus
petite diversité, on voit comment on a créé de la valeur plutôt que d’en
perdre. L’entente la plus large possible, jusqu’à l’entente de tous avec tous qu’est le consensus, doit être perçue comme la seule base sociale solide plutôt qu'une nuisance cognitive.
5. La contradiction doit être une déstabilisation visant une
stabilité supérieure.
Mais je donnerai ici l’impression de nous condamner de
nouveau à cet immobilisme que j’ai critiqué plus haut en parlant de
« vérité ». Loin de moi cette idée. Car si l’entente jusqu’au
consensus est la base, elle doit être base pour quelque chose qui
se construit au-dessus d’elle; et pour que ce « quelque chose »
qu’est une théorie en constant autodépassement soit possible, il faut qu’elle
puisse remettre en question jusqu’à sa base. Que cette base devienne assez élastique
pour recevoir les idées divergentes et, par le biais d’un débat efficace, se
renforce d’elles plutôt qu’en être affaiblie : c’est le mécanisme
contemporain de la valorisation de l’innovation. Mais encore, celle-ci n’atteindra
son plein potentiel que quand il y aura consensus à propos du fait qu’il est
globalement plus productif d’intégrer la nouveauté que de l’étouffer –
démontrant par là que la diversité d’idées et de pensées n’est pas bonne en soi
(au contraire de la diversité de préférences, d’activités, de projets, de mouvements),
mais qu’elle n’est à valoriser que dans la mesure où elle est une
déstabilisation qui nous offre la chance d’atteindre une stabilité supérieure.
Dans le cas contraire, elle ne serait qu’un investissement qui ne permettrait
pas d’espérer un bénéfice, et c’est alors par le terme de « cout » qu’elle
serait mieux illustrée.
6. Le débat n’est que la forme externe de la contradiction.
Si on peut admettre plusieurs pensées contradictoires dans
un même esprit, il est cependant impossible que plusieurs pensées se formulent
en même temps par la bouche d’une seule et même personne. Nommons
« discours » cette pensée formulée. Un discours est lui-même le
produit d’une réflexion, qu’on peut décrire comme une confrontation intérieure et
muette entre deux idées pour déterminer laquelle a une meilleure valeur de
correspondance avec le monde. C’est ici que revient ce concept qui m’est si
cher, celui de « débat » comme confrontation externe entre différents
discours. Pensée, discours, débat ne sont que différents niveaux d’une même
chose : une tentative de représenter le monde. Pourtant, si nous avons tous une relative habitude de la
pensée, et de la réflexion comme classement entre les pensées qui mène à
pouvoir énoncer la plus juste dans le discours, beaucoup sont plus frileux par
rapport au débat. C’est que justement, cette habitude-là n’est pas automatique,
comme l’autre (on échappe plus difficilement à la mise en contact de ses
différentes pensées dans le fil de sa propre réflexion). Pourtant, de la même
manière qu’on survit à la confrontation interne des pensées dans la réflexion,
on peut survivre à leur confrontation externe dans le débat. Le débat peut
mener de la même manière que la réflexion à de meilleures décisions parce
qu’ils sont exactement la même chose, même s’ils se passent à des endroits
différents. La blessure d’orgueil peut être plus grande à admettre qu’on a tort
dans un débat que dans une réflexion, parce que dans le premier cas toutes les
parties de soi avaient tort, alors que dans le deuxième, c’est toujours une
partie de soi qui finit par avoir raison. Mais le fait que cette entente qu’on
avait trouvée avec soi-même soit dépassée par la pensée que le discours de l’autre
provoque en soi ne prouve-t-il pas que chacun, s’il se refuse à débattre, risque
de rester avec des idées inférieures à celles qu’il peut atteindre en acceptant
le débat? Et si on veut compenser l’humiliation de n’avoir pas atteint de
manière autonome ce plus grand niveau de correspondance entre sa pensée et le
monde en se lançant tout de suite dans d’autres débats où on pourra avoir raison
cette fois, pourquoi pas! Tout ce qu’on fait par là, c’est s’exposer à
d’autres potentielles améliorations – donc pérenniser sa pensée.
7. Vérifier le socle commun du vocabulaire est un outil du débat, pas un débat en soi.
Un mot est un condensé d'expériences. Plus les mots qu'on
utilise condensent un grand nombre d'expériences, plus on peut exprimer d'idées
en un petit nombre de mots. Décrivons comme « plus complexe » ce vocabulaire
qui en dit plus avec moins – ce qui est bien différent de « compliqué », au
sens d’une complexité problématique. Mais même une complexité non problématique
court toujours le risque de le devenir. Parce que le vocabulaire est en
constante transformation; parce que, dans le domaine des désignations concrètes
déjà, et à plus forte raison dans celle des désignations abstraites, il existe
de nombreuses polysémies; parce qu’on peut dire par erreur un autre mot que
celui qu’on voulait dire; et pour toutes sortes d’autres raisons encore, on
peut croire être compris de l’autre mais faire face à un désaccord – alors que
l’incompréhension ne nous permet même pas de savoir s’il y a accord ou
désaccord. On n’a qu’à penser à des mots comme « modernité », « libéralisme »,
« socialisme », ou pire encore « gauche » et « droite », qui peuvent désigner à peu près un million de
choses. Ce sont parfois des raccourcis utiles : mais si on a l’impression qu’un
désaccord naissant vient plutôt du fait que le chemin parcouru a été trop court
pour permettre au sens de circuler, c’est une prudence élémentaire de s’arrêter
pour prendre le temps de s’en assurer. Pourtant, pour avoir toujours cette
prudence, je me fais souvent accuser de soulever des « débats sémantiques ». La
sémantique concernant la relation du mot et de son sens, je conçois
difficilement ce que serait un débat non sémantique. Les mots de l’autre étant
le seul moyen par lequel je peux me faire une représentation de sa pensée,
comprendre ses mots et comprendre sa pensée ne sont qu’une seule et même chose.
On veut probablement m’accuser de trop me concentrer sur le mot en tant que
tel. Un exemple d’un tel abus serait plutôt de suspendre un débat économique
pour soupçonner les autres d’utiliser le mot « économie » incorrectement, vu
qu’ils se bornent à son acception récente au lieu de remonter jusqu’à sa racine
grecque « oikos » pour « habitation »
– ce que je ne fais pas. (Je ne le fais pas parce que la chose même irait
contre ma reconnaissance du vocabulaire comme convention. Chaque débat est une
instance discussionnelle et décisionnelle autonome. Si, dans le cadre de notre
débat, nous voulons utiliser le mot « crayon » pour désigner « tout véhicule de
transport à moteur », nous pouvons parfaitement bien le faire, et aucun
dictionnaire n’aurait droit de parole dans notre microcité éphémère pour nous en
empêcher. Je peux débattre de la pertinence de réinventer le vocabulaire à
chaque débat; mais je ne peux pas débattre de ce que tel ou tel mot devrait vouloir dire – ce « devrait »
référant à un modèle de correspondance en dehors du débat, qui n’existe pas.) Dans la précision des concepts, c'est un pur souci pour
la progression du débat qui se manifeste : si je le tenais en ayant
l’impression que c’est une mésentente sur le vocabulaire qui crée une illusion
de désaccord, je contribuerais à laisser un échange devenir monologues, au
mieux entrecroisés, au pire superposés.
8. Le débat sert à régler la contradiction initiale et à
rétablir un nouveau consensus.
Le débat est la manifestation de la contradiction autant
qu’il en est la solution. Parce qu’il y a irritation ressentie du fait que les
autres ne pensent pas comme soi – et même ceux qui défendent l’idée de la
valeur de la diversité des idées la ressentent malgré eux –, un débat s’initie
pour les convaincre de penser comme soi. Deux possibilités idéales en
découleront : à force de débattre, une personne admettra que l’autre avait
raison et modifiera son idée en conséquence; ou les deux admettront que leur
idée de départ ne correspondait pas au monde et affineront donc leur pensée et
leur discours. (Je dis « idéale » parce que la possibilité non idéale
de l’accord sur le désaccord finit trop souvent par arriver quand les débats
s’éternisent faute de savoir bien les mener.) Par principe, un débat est
désagréable. On peut apprendre à le faire de la manière la plus efficace, et il
peut rester désagréable. Si on travaille encore plus, il est possible de le raffiner
au point d’en faire une activité plaisante; mais son but n’est pas là, et il
est nocif de l’aimer pour lui-même au point de ne plus chercher à le rendre
utile. C’est à mon sens le jugement que plusieurs entretiennent envers des
professionnels du débat et des idées, qu’il s’agisse des polémistes médiatiques
autant que des académiciens. Ils se disent – et n’ont pas tout à fait tort –
qu’à force de valoriser la remise en question, certains praticiens finissent
par oublier qu’elle devrait rester un outil de l’atteinte de réponses.
9. La valeur est une question de pensée; la pensée n’est pas
une question de valeur.
Il s’agit probablement de la condition de possibilité
majeure d’un débat efficace, du moins dans les domaines où il est désormais le
plus essentiel, soient ceux liés aux sciences culturelles (j’appelle ainsi ce
qu’on nomme plus souvent « sciences humaines » ou « sciences
sociales », étant plutôt posthumaniste et postsocialiste, et voulant
insister sur la distinction nature-culture pour mieux en montrer la
continuité). Ce devra être aussi l’une des plus grosses sections du texte.
Toutes mes excuses d’avoir dû la garder pour la fin; ici, on devrait dire
plutôt que le dernier pas est celui qui coute le plus. Je m’y suis résolu pour
mieux pouvoir prendre appui sur ce que j’ai posé jusqu’à maintenant. Les
lecteurs qui préfèreraient y revenir à tête reposée plus tard peuvent par la présente se considérer légitimés de le faire.
Ainsi donc : c’est d’une confusion dans la manière de
nous représenter la valeur que découle le plus grand frein contemporain au
débat. Ce frein vient de notre écœurement face au discours sur la valeur qui
affirme pouvoir savoir mieux que nous ce que nous valorisons. On l’a souvent
décrit comme « absolutiste », et ce qui s’y est opposé comme « relativiste ».
Les termes sont imprécis. Par principe, ce qui est juste est « absolu »,
si on entend par là « universellement juste ». Ce n’est pas question
de « point de vue » – le perspectivisme est un autre nom donné à
cette théorie éthique contemporaine – puisque les énoncés que je reçois des
autres font partie de mon monde dès que je peux y penser, et qu’alors je les
évalue pour leur correspondance avec la totalité du monde. Les énoncés
correspondent ou ne correspondent pas. Ils sont donc de ce fait également
« relatifs », si on entend par là « de par leur relation avec
quelque chose », parce qu’ils ne tirent leur valeur que de la
correspondance qu’ils ont avec le monde, du fait qu’ils le représentent bien ou
non. Une tradition historique d’imprudence dans les énoncés sur
la valeur nous a rendus méfiants par rapport à la pertinence même de tels énoncés. C’est ce qu’il faut dépasser.
Si je préfère les pommes aux tomates, il vaut mieux que je
mange des pommes que des tomates. Si je pense : « Je devrais manger
des pommes plutôt que des tomates », j’ai une pensée juste. Si quelqu’un
me dit : « Tu devrais manger des tomates plutôt que des pommes »,
il a un discours injuste, parce qu’il fait un énoncé incorrect sur la valeur en
identifiant mal le fruit dont la consommation créerait le plus de valeur.
Maintenant si je préfère le gout du chocolat à celui des pommes, le facteur de
la longévité de la vie en mangeant l’un et l’autre entre en ligne de compte,
mais modifiera mon évaluation seulement si je valorise davantage la longévité
que le plaisir gastronomique. Là encore, ma valorisation est « le
monde » à propos duquel je peux penser. Si d’autres veulent le penser,
c’est aussi une partie de « leur monde » (principe 1) et ils peuvent
aussi en faire des énoncés justes et injustes. Je peux penser à ma
valorisation, je peux penser à la valorisation d’autrui. Il n’y a pas de
contradiction entre le fait de préférer les pommes et que d’autres préfèrent
les tomates (principe 3); il n’y aura contradiction que si je dis que je
préfère les pommes alors que les autres disent que je préfère les tomates. Puisque je suis le seul à ressentir la valeur créée par mon alimentation, je serai le seul à pouvoir trancher la question.
On comprend que le calcul est infiniment plus complexe quand
il s’agit de déterminer les lois favorisant un vivre-ensemble optimal, mais la
réflexion de base reste la même. Il s’agit de considérer l’ensemble des
valorisations des sujets valorisants comme « le monde » à propos
duquel on peut faire des énoncés justes et injustes. On est à peu près sûr de
se tromper en disant : « Il faut/Nous devrions manger des
pommes » si on sous-entend par là que tout le monde préfère les pommes aux
tomates. Si on veut plutôt dire que les tomates qui nous sont accessibles sont
contaminées avec un virus mortel, l’énoncé devient d’un coup plus probablement
juste – mais encore, seulement dans la mesure où on prend pour acquis que les
gens préfèrent continuer de vivre plutôt que de mourir. C’est au nom d’énoncés aussi
vastes, généraux, ancrés dans des condamnations arbitraires plutôt que dans une acceptation totale de la
valorisation humaine, que nous avons perdu l’habitude, voire même le désir, de faire des
énoncés forts par rapport à la valorisation et d’agir en conséquence. Ou bien
nous en faisons encore – par exemple la plupart des environnementalistes – mais
en inversant l’erreur classique, c’est-à-dire en clamant la valeur de la Terre
comme on clamait auparavant celle de Dieu. Il s’agit de calculer la mesure dans
laquelle nous valorisons la continuation de l’entreprise humaine pour pouvoir
affirmer avec certitude que l’environnementalisme est juste.
La pensée n’est pas une question de valeur, mais nous
pouvons vouloir penser certaines choses pour toutes sortes de raisons, et pour
ces raisons mal penser. Si je suis le seul de tous les humains à préférer les
pommes aux tomates, peut-être essaierai-je de me convaincre du contraire pour
ne pas risquer d’être exclus du groupe. Mais ma valorisation supérieure des
pommes restera ce qu’elle est, peu importe la pensée que j’en ai. Je suis une
manifestation du monde, mon mouvement est une suite du sien, et je n’ai aucune
autonomie par rapport à ce que je valorise – seulement par rapport à ma réaction
à cette valorisation. On connait l’efficacité du déni. Dans un groupe qui
exprime sa valorisation de la diversité des préférences, cette question ne se
pose pas (ce qui est bien différent d’une diversité de pensées, si on m’a bien suivi).
Cette valorisation pourrait par exemple mener à la fin d’une loi interdisant la
consommation de pommes, dont des millénaires de prêcheurs nous auraient dit que
c’était un fruit destructeur, le fruit du péché. Je ne vois pas de raisons de
penser qu’en dehors d’une éthique conditionnée de la désapprobation, nous ne
serions pas spontanément portés à nous enchanter de la diversité de la
valorisation. À ceux qui font cette hypothèse, l’Histoire récente prouve le
contraire. Pour les autres, il faut appliquer ces neuf principes du débat pour
lever les freins qui empêchent encore aujourd’hui trop d’humains de produire
toute la valeur qu’ils veulent et peuvent.
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