Homophobie, islamophobie et autres inexactitudes



Cet essai sur la remise en question de l’islam doit s’ouvrir par une remise en question de l’homosexualité. On peut très bien ne pas comprendre le lien entre les deux, mise à part la plate évidence selon laquelle l’islam demeure – à l’heure où le pape lui-même demande qui il est pour juger – la dernière éthique homophobe. En fait c’est cette notion même d’«homophobie» qu’il s’agit d’interroger, d’abord en tant que mot, et ensuite seulement en tant que chose.

Les luttes pour les droits homosexuels représentent la cause sociale la plus forte des dernières décennies, à côté du mouvement féministe dont l’apparition les a précédées, et tous deux semblent partis pour ne pas s’arrêter de sitôt. Et il n’y a ici aucun jugement négatif : ces combats devaient et doivent encore être menés. Ne peuvent s’en irriter que les bénéficiaires passés de la minorité des femmes et des homosexuels désormais émancipés. Le problème vient du fait que leurs discours et leurs méthodes aient été repris pour parler d’une religion instituée que, sans s’en rendre compte, on fait inexactement avancer sur leurs pas. Qu’elle entretienne une relation pour le moins ambigüe avec ces deux groupes est d’une ironie… charmante?

Les sciences culturelles de la fin du 2e millénaire et du début du 3e ont fait une grave erreur en laissant s’intégrer dans leur terminologie le concept d’«homophobie». Les dé­fenseurs des droits homosexuels pouvaient à juste titre reprocher à la majorité hétérosexuelle la discrimination systémique qu’elle leur faisait vivre, voire même condamner quelques homosexuels pour l’hétéronormativité qu’ils s’infligeaient à eux-mêmes. Mais une psychologie intelligente aurait dû empêcher qu’on les traites d’«homophobes».

Il y a loin de la peur au mépris dont les homosexuels étaient et sont encore parfois la cible. Car la phobie diminue et limite celui qui la subit, et qui évite l’objet de sa peur parce qu’il se sait affaibli par lui. La situation est tout à fait différente dans le cas de la condamnation de l’homosexualité. En excluant les refoulés qui nient son existence parce qu’ils craignent qu’elle ressorte chez eux et les parents qui veulent éviter à leurs enfants une vie «compliquée», les ennemis de l’homosexualité n’ont pas peur : ils moralisent et blâment. La misogynie n’est pas une «femmophobie». Le misogyne ne craint pas les femmes; il les dégrade.

Et c’est la distinction fondamentale qui fait que toutes ces «sociophobies» sont mal nommées. Celui qui a peur se reconnait dominé par l’objet de sa peur, donc inférieur. Celui qui condamne des groupes particuliers – qu’il soit raciste, sexiste ou orientationniste – se prétend au contraire supérieur à ceux qui en font partie. C’est de cette position qu’il se croit légitime de les insulter, de les discriminer, de leur nuire et d’en profiter de toutes les manières possibles.

Il en va de même pour l’«islamophobie». Celui qui critique l’islam, donc, n’est pas «islamophobe» : il ne craint pas les musulmans comme on craint les hauteurs ou les araignées. Il est antiislamiste. (D’ailleurs, s’il juge «les musulmans» en tant que groupe homogène, que ce soit positivement ou négativement, il fait preuve de discrimination sur une base ethnoreligieuse. À ce titre une islamophilie, c’est-à-dire une appréciation des «musulmans» dans leur ensemble, serait tout aussi ethnoreligiodiscriminatoire. Ce serait probablement une erreur beaucoup moins dommageable, mais ce n’est pas le sujet du présent texte, et donc je continue.)

J’aimerais faire un lien plutôt controversé entre islam et homosexualisme, raison pour laquelle je tiens à préciser qu’il faut aller jusqu’au bout de l’explication avant de s’en scandaliser. J’entends prouver que les deux sont des éthiques, et donc qu’on ne nait pas avec elles, mais qu’on les choisit. On nait dans un corps et dans un sexe déterminés, même si on peut en changer; on nait dans un pays et sur un continent déterminés, même si on peut en changer; mais on ne nait pas avec une éthique. L’islam et l’homosexualisme relèvent de cette catégorie. Ce sont, plus explicitement, des idées sur la meilleure manière de vivre. Car c’est ce que constitue la défense de l’homosexualité, comme ce que représente toute religion. L’éthique de l’islam prescrit aux femmes de se voiler. L’éthique de l’homosexualisme prescrit aux hommes et aux femmes d’établir des relations sexuelles et amoureuses avec ceux qu’ils désirent, peu importe leur sexe, même si c’est le leur. L’attirance pour des gens du même sexe que soi n’est pas une idée, et elle, on ne la décide pas. Mais le fait de suivre cette attirance est un choix, issu de l’idée qu’elle peut et doit être envisagée positivement. Et le fait de vivre en fonction de l’islam est tout autant un choix, qui découle tout autant d’une éthique.

Attaquer un choix, donc attaquer une éthique, n’est pas attaquer ceux qui font le premier et promeuvent la seconde. Ou plutôt : il s’agit de les attaquer sur le plan intellectuel, et non personnel, encore moins physique. Un islam qui défend l’idée que l’homosexualité est mauvaise s’oppose à un homosexualisme selon lequel elle est bonne; il y a conflit entre les deux. Il ne suffit pas de dire, comme tend à le faire un courant – hélas rendu mainstream – de la pensée contemporaine, que la diversité des idées est bonne, que leur conflictualité est créatrice… pour mieux s’arrêter là. De deux idées contraires, il faut en choisir une, et la défendre jusqu’à ce qu’on ait prouvé en quoi elle est meilleure que l’autre. Deux personnes ne sont pas contradictoires (remarquez la racine «diction» dans le mot), parce qu’elles peuvent coexister; mais deux idées contraires ne peuvent pas coexister.

Celui qui dit que l’homosexualité est mauvaise et ne fait rien contre elle est incohérent. Celui qui dit qu’elle est bonne et ne la laisse pas se vivre est incohérent. Mais le plus incohérent de tous est peut-être celui qui croit qu’on peut accepter sans problème le fait que cohabitent des gens qui désapprouvent l’homosexualité et des gens qui l’approuvent. Bien entendu, on peut désapprouver en parole, mais être indifférent en acte : auquel cas son action même défend l’idée que l’homosexualité ne nous dérange pas, et tout peut bien aller.

On peut relire intégralement le dernier paragraphe en remplaçant «homosexualité» par «islam», et on aura une idée de ce que je propose. Le lecteur attentif aura peut-être remarqué que j’ai créé une distance entre «homosexualité» et «homosexualisme», que je n’ai pas maintenue entre «islam» et «islamisme». Le fait est que, dans le premier cas, il y a le désir – naturel – de quelqu’un du même sexe que soi, et il y a l’idée – culturelle – que vivre selon ce désir est bon. Dans le deuxième cas, il n’y a que du culturel, que de l’idée, que de l’éthique, que du choisi et non du biologiquement déterminé. Si on a pour habitude de distinguer l’«islam» comme pratique personnelle et l’«islamisme» comme pratique politique, je tendrais à les ramener en un seul mot.

Car une éthique n’est jamais seulement une pratique personnelle. Elle est toujours une idée sur le comportement qu’on considère bon, pour soi et pour tout être humain. (Ce qui ne veut pas dire qu’on la pense microscopiquement [«Puisque je mange des pommes, tout le monde devrait manger des pommes»], mais plutôt macroscopiquement [«Chacun devrait manger ce qu’il préfère»].) L’islam serait une pratique personnelle s’il n’était qu’un ensemble de rites ordonnant la relation de l’humain et du divin. Mais il est aussi un ensemble de règles ordonnant la relation des humains entre eux – raison pour laquelle autant de musulmans sont antihomosexualistes et antiféministes. Entre les pratiquants personnels et les pratiquants politiques, il n’y a qu’une différence de moyens pris pour faire valoir son éthique.

L’islam est une idée, ou plutôt un ensemble d’idées, et doit donc être évalué et critiqué comme tel. Que par son essence même il se dise «sacré» ne peut pas suffire; il doit se justifier. Une plus longue tradition du «sacré» n’a pas empêché les chrétiens de douter du christianisme. Pourquoi pourrait-on glorifier des penseurs dits antichrétiens, mais devrait-on diaboliser des penseurs antiislamistes? Qui n’adhère pas aux thèses éthiques islamistes doit les critiquer, de la même manière que l’islam peut se permettre de critiquer l’homosexualisme.

Ultimement le clash entre l’islam et le laïcisme vient de deux thèses contradictoires. Celle de l’islam dit que cette religion est bonne hors de tout doute et doit être imposée. Celle du laïcisme dit qu’une position éthique, ne pouvant pas être bonne hors de tout doute, doit se justifier. En un mot : il s’agit de choisir entre le Coran et Peter Singer. Toutes les positions secondaires découlent de celles-là. C’est sur ce terrain que se mène la nouvelle guerre froide. Ce doit donc être le premier débat de notre millénaire. Tant qu’il ne sera pas achevé, aucun autre ne pourra l’être. J’espère avoir ici contribué à en éclaircir les termes et à en donner le coup d’envoi.

Frédéric Tremblay
V1 : 26 janvier 2015, Montréal

V2 : 1er aout 2019, Québec

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