Je me lance bientôt dans un marathon de congrès politiques.
Si j’ai pu penser quelques jours qu’il valait mieux le cacher, ma transparence
naturelle a eu raison de moi, et je l’écris noir sur blanc pour ceux qui ne le
sauraient pas déjà : je suis membre à la fois du Parti libéral du Québec
(PLQ) et de la Coalition Avenir Québec (CAQ). Cette bipartisanerie fait de moi
une sorte d’encore-plus-étrange Martine Ouellette, à la différence que moi, au
lieu d’avoir le corps transparlementaire suspendu entre l’Assemblée nationale
et la Chambre des communes, j’ai l’esprit transpartisan suspendu entre deux côtés
du Salon bleu. Le fait est que, ne me reconnaissant dans aucun des partis, j’ai
décidé d’essayer de les tirer vers mes idées. J’aurais pu devenir membre des
cinq grands et moyen partis (le Parti conservateur du Québec [PCQ] ayant réussi
à présenter des candidats dans toutes les circonscriptions aux élections
provinciales de 2018, je crois qu'on peut le dire «moyen parti», même sans député élu), mais mon temps reste limité. J’ai donc
opté pour les deux où j’avais le plus de chances de convaincre. Je n’y joue
aucun jeu et ne formule jamais dans un groupe de critiques que je n’assumerais
pas dans l’autre. On y acceptera cette implication atypique, ou on la refusera –
peu importe. Tant qu’on s’entend pour débattre, c’est tout ce à quoi je tiens,
et c’est tout ce qu’il me faut pour progresser vers mon but.
Dans ces congrès politiques, je
me prépare à entendre cette idée éternellement ressassée que l’égoïsme et l’individualisme
seraient les plaies politiques de notre époque, que ce seraient elles qui
expliqueraient le désengagement généralisé envers la politique, la désertion
des partis politiques, les taux de vote décevants, etc. Je le pose d’emblée :
cette idée est fausse. Je suis moi-même un égoïste et un individualiste
politisé. Je n’accepterai pas qu’on me serve de l’«exception qui confirme la
règle». Si l’argument est que l’égoïsme et l’individualisme mènent
nécessairement et logiquement au retrait politique, il suffit de trouver un égoïste
ou un individualiste qui s’implique politiquement et c’est tout l’argument qui s’écroule.
Je suis celui-là – et encore mieux : au lieu de m’impliquer dans un parti
politique, je m’implique dans deux partis politiques. Il faut trouver
une autre explication. J’en cherche une depuis longtemps, moi qui ai été exposé
tôt à des altruistes et des socialistes désengagés des partis politiques, et qui
ai compris pour cette raison que la perte de confiance en la chose publique ne
pouvait venir de ce double duel anthropologique (individualisme c. socialisme) et
éthique (égoïsme c. altruisme). J’appelle plutôt «alogisme» la théorie logique et
«apolitisme» la théorie politique qui mènent à ce retrait et à ce
désengagement. J’y reviendrai plus tard.
Je me suis permis de placer un
néologisme dans le titre de ce texte (comme s’il ne s’annonçait pas déjà assez difficile
d’approche…). Il me faut le défendre – et défendre la néologisation en soi.
Pour l’auteur que je suis, le droit de création qu’elle permet est tellement constitutif
de mon travail, aussi bien dire de ma vie, que j’ai déjà écrit sur le mur de ma
chambre «Néologiser ou mourir». À côté venait, en demi-mots rapides,
l’explication de cette alternative radicale : «Neo/logos; Nouveau/mot;
Nouvelle/logique». (Ceux qui ont quelques notions de grec savent que le «logos»
désigne autant le mot que le savoir, d’où sa présence autant dans «néologisme»
que dans «biologie».) Dit plus explicitement : il faut de nouveaux mots
pour exprimer des vérités neuves, et à plus fortes raisons des logiques neuves,
entendues comme ensembles de vérités liées.
Retour au sujet principal :
«égoïndividualisme», on l’aura compris, est une contraction d’«égoïsme» et
d’«individualisme». Je les rassemble et les confonds, au sens littéral de
«fondre ensemble», puisque la plupart de leurs adversaires le font aussi. Le
fait est que, mis à part Ayn Rand et son éloge de la «vertu d’égoïsme» (The
Virtue of Selfishness, titre un de ses recueils d’essais les plus connus,
et le seul à avoir été traduit en français à ce jour) – et encore, on peut la
soupçonner d’avoir choisi ce mot presque plus pour choquer qu’autre chose, elle
dont la théorie est plutôt une sorte d'hybride entre l'individualisme et l'égoïsme –, on
ne les a souvent distingués que pour dire que si l’égoïsme comme théorie du soi
était évidemment mauvaise, l’individualisme comme reconnaissance de la valeur
de chaque individu et de son autonomie était une conquête éthique essentielle.
À mon sens ces deux thèses
s’appuient et devraient mener l’une à l’autre peu importe d’où on part.
L’individualisme (théorie anthropologique) affirme que les interactions
humaines ne sont faites que par des sujets individuels enfermés dans des corps,
et surtout des cerveaux individuels, et que leur formation par l’éducation ne
contredit pas ce fait, ne pouvant pas créer de «société» comme organisme de
fixation supraïndividuel de la valeur. L’égoïsme (théorie éthique) affirme que
pour cette raison, chacun est le seul capable de connaitre sa valorisation et
le mieux placé pour travailler à la maximisation de sa valeur, et que
l’altruisme, la théorie éthique contraire, qui affirme que les autres sont les
seuls juges compétents de sa valeur et de la valeur de ses actions, ne peut
mener qu’au sacrifice de soi et, ultimement, de toute production de valeur
faite par soi. L’égoïsme peut autant être avare que généreux, autant mener à se
garder pour soi-même qu’à donner beaucoup de soi : mais dans les deux cas
ce sont des manifestations de sa préférence assumée. Le fait de ne désigner
comme «égoïste» que celui dont l’action est étroite plutôt qu’étendue, c’est un
argument fallacieux pour invalider d’emblée toute une théorie éthique sensée et
valide – comme si on prouvait le fait que toutes les pommes sont jaunes en
refusant de définir comme des pommes celles qui sont plutôt vertes et rouges.
Pourquoi suis-je engagé
politiquement? Parce que je suis persuadé de la valeur de vérité des thèses individualiste
et égoïste. Pour cette raison, je considère que les gens qui fonctionnent avec
des thèses anthropologique et éthique différentes gaspillent tristement leur
potentiel – raison pour laquelle je tiens à les convaincre de changer leurs
idées. À un niveau plus élevé, je considère que le socialisme (je le dis et le
répète : sous la plume d’un ancien marxiste et grand connaisseur des
penseurs socialistes de Platon jusqu’à Manon Massé, il ne s’agit pas d’une
insulte comme dans la bouche de Sarah Palin; seulement du nom que je donne à la
thèse selon laquelle il existe un niveau supraïndividuel de fixation de la
valeur, dit «société») porte ce gaspillage de potentiel à un autre niveau, et
je souhaite donc nous en déprendre collectivement.
Toute personne politisée s’implique
pour incarner ses idées dans le système politique sous lequel elle vivra :
principe de base de la recherche de l’autonomie. Travailler à l’État (que je
définis, non seulement comme une machine administrative, mais comme «ensemble des
débats sur le meilleur vivre-ensemble»), c’est vouloir convaincre ses
concitoyens que ses idées sur le meilleur vivre-ensemble sont les meilleures. C’est
croire, non seulement au fait qu’il existe une réponse universellement vraie à
cette question, mais aussi que les humains sont capables de s’entendre sur
elle. Pour cette raison, c’est mon égoïsme qui me politise; c’est mon
individualisme qui me fait militer. Même si, étant né au Québec, je pars de
beaucoup plus loin que d’autres endroits dans le monde pour en convaincre mes
concitoyens, je garde espoir d’y parvenir, parce que je suis persuadé d’avoir
trouvé des réponses logiques, solides, cohérentes à la grande question du
meilleur vivre-ensemble. Trop m’ont sorti cette platitude : «Si tu n’es
pas content d’être au Québec, tu peux déménager aux États-Unis.» Oui, je
pourrais. Et est-ce qu’on doit envoyer ailleurs dans le monde tous ceux qui participent
politiquement à améliorer le Québec, parce qu’ils démontrent par là qu’ils ne
sont pas assez Québécois?
Cette réflexion ne tient évidemment
pas debout. C’est parce que je me considère comme un produit du Québec, même si
mon esprit s’est nourri à des sources historiques et géographiques bien plus
larges que celles que mon corps a connues, que je veux rester au Québec, m’engager
politiquement au Québec, débattre au Québec. Je crois en la capacité de ce
«nous» de devenir encore plus complètement ce qu’il est. À la différence que,
chemin faisant, je n’oublie pas que ce «nous» est justement une pluralité de
«je», et non pas un corps et un cerveau valorisant tous de la même manière. La
culture, la colle qui réunit cette pluralité de «je», est justement ce sur quoi
je veux intervenir par le débat. Car que sont des théories anthropologiques,
éthiques et politiques sinon les manifestations les plus poussées de la culture
humaine? Débattre pour convaincre des thèses égoïste et individualiste, donc,
ce n’est pas nier cette culture, c’est l’embrasser pleinement – comparativement
à ce que fait croire le camp altruiste et socialiste, invalidant l’adversaire en
mettant dans sa bouche un argument qu’il n’a jamais énoncé. Certains diraient
que c’est de la malhonnêteté intellectuelle. Je dirais plutôt que c’est parce
qu’on ne leur a jamais présenté clairement les thèses égoïste et
individualiste. Je le fais ici de la manière que je considère la plus claire
possible. J’espère qu’on saura les entendre.
Donc je me lance en politique de
tout le poids de mon énergie pour convaincre de ces idées qui sont la
manifestation de l’esprit qui fait de moi Frédéric Tremblay, citoyen de
Taschereau – dans l’espoir qu’on comprenne en quoi elles s’appliquent à tout le
monde. Toute autre raison d’engagement politique m’est incompréhensible.
Comment peut-on faire de la politique en n’étant pas universaliste, en ne
croyant pas qu’il existe une vérité sur le meilleur vivre-ensemble dont on puisse
se rapprocher par la réflexion? Comment peut-on faire de la politique en n’étant
pas consensualiste, en ne croyant pas que tous les humains peuvent s’entendre
sur cette vérité à force d’en débattre? Et peut-être surtout : comment
peut-on faire de la politique en considérant qu’on le fait pour les autres,
comme un sacrifice, pour la «société», plutôt que pour extérioriser ses
convictions les plus profondes en espérant qu’elles en viennent à exercer une
action sur le monde? J’insiste, même si tout le sous-entend, sur le mouvement
qui seul peut faire fonctionner la chose : à savoir que ces convictions
peuvent être transformées dans le fil des débats politiques, et qu’elles
doivent l’être pour qu’on trouve un consensus. Mais si elles le sont
logiquement, elles ne mèneront jamais à se trahir soi-même, à devoir choisir
entre ses idées et la politique – comment le pourraient-elles, si la politique
reste, plutôt que l’art de la compromission par compromis, l’art de l’évolution
par argumentation?
Je nomme «alogisme» le contraire
de l’universalisme. D’abord pour éviter le «relativisme», trop souvent utilisé
à toutes les sauces au point de pouvoir désigner tout et son contraire; ensuite
pour insister sur ce qui constitue le problème du relativisme, au-delà de lui-même,
à savoir qu’il ne peut exister en niant les principes de base de la logique. On
doit à Aristote de les avoir posés concisément : 1) principe de
non-contradiction (une proposition ne peut à la fois être vraie et fausse); 2)
principe du tiers exclus (une proposition ne peut être que vraie ou fausse); 3)
principe d’identité (A=A). De ces trois principes, la proposition «les humains
peuvent tous s’entendre sur les meilleures modalités du vivre-ensemble» découle
nécessairement, et d’elle la politique. D’où le fait que leur refus, soit l’alogisme,
mène nécessairement à l’apolitisme. On ne cherchera pas à convaincre les autres
de ses idées si on considère que la vérité universelle n’existe pas; mais on acceptera
cependant d’imposer ses décisions. Sur quelle base éthique? Aucune : car l’intermédiaire
entre l’alogisme et l’apolitisme, c’est l’anéthique. Rien ne pouvant être
démontré comme bon ni mauvais, on pourra décider un jour que la décision majoritaire
a le plus de validité, et le lendemain vanter la désobéissance civile.
Contradiction? Peu importe, puisqu’on refuse le principe logique de
non-contradiction.
Voilà quels sont, pour reprendre
à Jean-François Lisée la charmante expression qu’il utilise pour parler de l’évitement
de la question québécosécessionniste, les «puissant[s] poison[s]» qui expliquent le désintérêt
citoyen du début du 3e millénaire. Si on accepte cette explication, les moyens
d’y remédier deviennent aussitôt évidents. «Évidents» mais pas pour autant
«facilement applicables». Renverser des tendances culturelles aussi fortes ne
se fera évidemment pas en claquant des doigts. Mais un premier pas essentiel
reste d’avoir bien identifié ce que sont au juste ses vrais adversaires – plutôt
que de tirer sur des épouvantails qu’on a soi-même dressés.
Oh! et avant de finir, un bonus
argumentatif. À ceux qui voudraient me démontrer mon autocontradiction pour
faire s’écrouler l’ensemble de ma réflexion, et qui diraient qu’un égoïste et
un individualiste cohérent ne passerait pas autant de temps à réfléchir, à
écrire, à débattre, à milliter pour faire changer les lois de sa Cité. À
ceux-là, je dirai la chose suivante : dans ma Cité idéale, on n’aurait pas
besoin d’accorder autant de temps à la chose politique. Les citoyens ne se
rassembleraient pour débattre que quand un argument serait apporté à la
question du vivre-ensemble, et idéalement ils le feraient sur un mode direct
plutôt que députatif au nom de la plus grande quantité d’idées ainsi générées
pour trouver une solution au problème. Qu’on s’imagine un État pour lequel il n’y
aurait pas deux niveaux de justice – la constitution et la loi –, mais un seul,
peu importe le nom qu’on voudra lui donner, pensé de telle manière qu’il
englobe toutes les formes de relations interindividuelles connues. Et si de
nouvelles formes relationnelles se développent et posent des problèmes auxquels
ne répond pas cet unique niveau de règles, seulement alors la démocratie serait
néssaire. C’est parce que je crois en la possible réalisation de cet idéal de
mon vivant, et que je vois en quoi il représenterait pour moi une immense
économie de temps, que je lutte pour m’en rapprocher. Mon engagement politique
est donc un double investissement : dans le fait de transformer le monde
en ce que je souhaite qu’il soit, et dans le fait que ce monde transformé me
permettra de me consacrer pleinement à l’actualisation permanente de mon
potentiel.
Qui dit mieux?
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