Je n’aime rien de plus que de commencer une argumentation par une histoire : celle qui ouvre ce pamphlet est une explication du titre. En 1948, cet esprit déjanté et bizarre, homme de Renaissance en dehors de son siècle, économiste, psychanalyste, à peu près tous les «-istes» qu’on voudra, Cornelius Castoriadis[-te] cofonde un groupe nommé Socialisme ou barbarie. L’année d’après, le projet mène à une revue qui sera publiée régulièrement jusqu’en 1967; la coïncidence des années donne envie d’en faire un moteur de Mai 68. Cette expression, empruntée à Rosa Luxembourg, sera encore reprise après Castoriadis et consorts par tout un pan de la pensée socialiste – celui du socialisme environnementaliste. Ainsi à l’heure de se trouver un concept central, il a parlé d’écosocialisme; et à l’heure de se trouver un slogan, il a emprunté celui-là et l’a paraphrasé en clamant : «Écosocialisme ou barbarie!» – c’est-à-dire, vu ses arguments, écosocialisme ou destruction de la Terre.
Il semble qu’à peu près tout écologisme depuis ce temps ne puisse plus être autre chose qu’un socialisme. Le capitalisme classique lui-même cristallise cette séparation stricte en se faisant souvent le défenseur du climatoscepticisme (dans ses deux manifestations : soit l’idée que les changements climatiques ne sont pas prouvés, soit qu’il n’est pas démontré que l’activité anthropique y contribue). Parce que je me déplace en vélo à permanence, été comme hiver, parce que je réduis au possible ma consommation matérielle, parce que je recycle et que je composte, je suis condamné à être classé dans la catégorie des écosocialistes. Rien ne me rend plus mal à l’aise que ce lien automatique, raison pour laquelle je veux me battre pour le briser. L’individualisme, s’il veut être actuel plutôt que dépassé, intelligent plutôt qu’aveugle, mobilisant plutôt qu’immobiliste, doit englober cette bataille dans la sienne. Car malgré les apparences, le lien est beaucoup plus fort entre le capital et l’environnement qu’il ne l’est entre la société et l’environnement. De sorte qu’un projet écocapitaliste est beaucoup plus cohérent que celui de l’écosocialisme – et que la barbarie, ici, est encore plus concrète qu’ailleurs.
Qu’est-ce que la Terre? Un tas de matière qui flotte dans l’Univers. Elle n’a pas en soi de valeur propre, et donc sa conservation, sa préservation, son amélioration ne sont pas des nécessités absolues. Mais c’est parce que la matière qu’elle contient est la plus proche et la plus accessible, parce qu’elle est le support et la scène obligatoires de notre vie et de notre bonheur, que nous pouvons la valoriser et souhaiter sa perpétuation dans le temps. Cependant la suite de la vie de la Terre, comme la suite de la vie sur Terre, n’ont pas de valeur fixe et pareille pour tous. Quiconque se suicide démontre le peu de valeur qu’il accorde à sa vie. On ne peut argüer de la nécessité d’entretenir la Terre au nom de la valorisation des générations futures, car n’existant pas encore, elles ne sont pas des sujets de valeur, donc pas des sujets de droit. Ce n’est pas leur possible existence qui fonde le devoir écologique – d’ailleurs l’idée même de devoir écologique est inutile et improductive, ne contribuant qu’à recycler les vieilles chaines de l’impératif catégorique, dont il faut au contraire travailler à se déprendre. La seule base de la valeur que nous attribuons à la Terre comme maison présente («écologie» : oikos logos, savoir sur la maison), c’est ce qu’elle nous permet de faire. La seule source de la valeur que nous pouvons attribuer à la Terre comme maison future, c’est ce qu’elle rendra possible pour l'humanité.
Nous n’avons pas besoin de sauver la Terre. Mais si nous voulons la préserver, voire l’améliorer, alors il nous faut trouver les moyens de bien le faire. Ces moyens ne peuvent pas être ceux de l’obligation, comme ils le sont actuellement : dans ce cas ils deviennent un nouvel absolu, qui déclare que la continuation de l’entreprise humaine est une nécessité d’une valeur fixe et que tous doivent y contribuer. C’est parce que la valeur même de cette continuation est propre à chaque sujet valorisant que les actions à prendre pour l’assurer ne peuvent être imposées. La volonté verte ne peut qu’être individuelle. Si l’argument de la division stricte et égale de la matière n’était pas assez convaincant ailleurs, ici il est plus que jamais nécessaire : car quand on parle de la pollution de l’air et de l’eau, on parle de vandalisme sur la ressource d’autrui par le gaz, les déchets, les produits chimiques. L’écosocialisme essaie de nous convaincre que notre valorisation de la transformation du monde, notre volonté de l’aménager à notre image, est un mal en soi – comme auraient été des maux, en d’autres siècles, notre volonté d’expansion et de conquête. Aucun de ces désirs n’est mauvais; ils ne le deviennent que par ce qu’ils empêchent. L’écocapitalisme quant à lui affirme le droit de cultiver la nature, la valeur de la plier à notre valorisation, la possibilité de la mouvoir à l’infini. Mais c’est justement parce qu’il considère l’humain comme un habitant de la Terre qu’il lui conseille de mieux réfléchir à la façon dont il l’habite. L’écocapitalisme ne plaide pas pour la valeur absolue de fonder une famille. Cependant il rappelle que, pour peu qu’on veuille avoir des enfants, il est plus pertinent de leur offrir de l’air pur que des jouets à ne plus pouvoir les compter.
Un mot au passage sur la notion de population. Je voudrais que cet exemple des jouets donnés aux enfants par leurs parents débouche sur une analyse des idées actuelles concernant la quantité d’humanité que nous devrions nous permettre de faire vivre. La formulation semble bizarre, et pourtant notre époque l’a rendue possible par la dissection de la procréation, désormais perçue comme processus purement technique – ce que la religion, en l’entourant d’un caractère sacré, avait trop longtemps empêché. Il semblerait qu’avec le mouvement environnementaliste soit né une sorte de néomalthusianisme. L’économiste britannique Thomas Malthus publie en 1798 son Essai sur le principe de population, dans lequel il décortique le lien entre la population et les ressources disponibles. Ses idées inspireront Charles Darwin dans le développement de sa théorie de la sélection naturelle – surtout celles à propos des impacts limitatifs sur la population de ressources limitées. Toutes les politiques de contrôle de la natalité depuis ce temps sont en ce sens dites «malthusiennes». L’écologisme contemporain semble avoir réactivé cette peur presque paranoïaque de la surpopulation.
Le concept de surpopulation lui-même a quelque chose d’ambigu. Surpopulation – par rapport à quoi? Il semble avoir des bases quantitatives aussi peu solides que cette autre critique favorite d’une bonne partie du socialisme actuel, celle de «surconsommation». Comme s’il existait un seuil clairement défini de parfait bonheur, et que toute activité réalisée au-delà de ce seuil était improductive et ne permettait pas à l’humain de s’épanouir davantage. Contrairement à la surproduction, qui correspond à une situation précise dans laquelle un bien ou un service est proposé au-delà de ce que les clients veulent et peuvent acheter, la surconsommation n’a aucune base théorique; elle est purement morale et moralisante. Ceux qui ont compris que l’échelle de la valeur était ouverte vers le haut ne considèrent jamais qu’ils surconsomment, et ne culpabilisent pas d’avoir des désirs de plus en plus pointus. De même ceux- là ne devraient pas se laisser si facilement convaincre par l’idée de la surpopulation. Car il n’y a pas non plus de limite par-delà laquelle ajouter des humains sur Terre ne sert plus à rien. Ou plutôt : la question de la valeur attribuée à la taille de l’humanité mérite d’être quantifiée. Dans le contexte hypothétique où toute la matière disponible sur Terre serait répartie également au début du jeu de la société, il est encore plus évident que chaque propriétaire ajouté enlève sa petite quantité de matière à tous les autres propriétaires existants. On pourrait très bien préférer pour cette raison être seul sur Terre. Mais cette situation extrême, que probablement personne ne souhaite, illustre le revers de la médaille : le fait que chaque volonté créée apporte avec elle de nouvelles possibilités pour le reste de l’humanité. Multiplier les vies, c’est multiplier les rencontres, les idées, les spontanéités, les originalités que sont les vies.
La richesse en termes de quantité de matière disponible est réduite, et pourtant la richesse en termes de solutions sur la manière de la mouvoir pour maximiser notre valeur est augmentée. Il n’y a pas de seuil limite à l’augmentation de la population humaine, comme il n’y a pas de seuil limite à sa diminution. Évidemment je ne fais pas la défense du génocide. Détruire des vies après les avoir permises, c’est revenir sur le contrat qu’on a signé avec elles à leur naissance. Mais on peut les limiter préventivement, et c’est le but de toute politique de contrôle des naissances. Ce que recommandent trop d’environnementalismes, c’est une limitation des naissances à grande échelle. Plaidant des ressources limitées, ils recommandent la reprise en charge par une démocratie mondiale des politiques autrefois nationales de contrôle de la population. On ne peut qu’être d’accord avec leur volonté de soumettre l’humanité à cette réflexion sur elle-même. À la limite, ils seraient en droit de demander un moratoire sur la procréation d’ici à ce que la question ait été analysée de fond en comble. C’est plutôt contre leurs préjugés sur le sujet que je me bats.
Car l’écosocialisme est devenu un conservatisme plutôt qu’un protectionnisme, et à ce titre il demande que nous cessions de manipuler notre Terre-maison au lieu de nous proposer d’apprendre à mieux l’aménager. Parce qu’il est par principe opposé à la technique, il ne réalise pas qu’elle est justement ce qui invalide Malthus et Darwin en ce qui concerne l’humanité. Parce qu’elle permet, non pas de créer de la matière, mais de la transformer plus efficacement, elle fausse les règles de la nature. La pensée, dont la technique n’est que le bras armé, est cette variable trop peu considérée de l’équation. Car on ne mange pas la terre, qui est la matière première, mais on la transforme en céréales. La seule limitation du nombre d’humains que la Terre peut supporter est celle des constituants essentiels du corps humain disponibles – et encore, tant que nous n’avons pas appris à remplacer ces éléments par d’autres. On peut défendre l’idée, au vu des récentes techniques de synthèse alimentaire, que les huit milliards d’humains que nous sommes ne portent en eux qu’une infime fraction de tout ce que la Terre peut offrir en atomes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et autres éléments organiques. De sorte qu’au lieu de recommander la suspension de l’activité humaine, il faut souhaiter son intensification pour arriver à produire davantage de nourriture avec toujours moins d’ingrédients gaspillés en chemin. On m’accusera d’optimisme technique outrancier. Je préfère rêver un peu trop loin que d’abandonner aussi rapidement la possibilité d’une circulation accrue de l’intelligence par la création de nouveaux cerveaux. Je n’ai pas réglé la question de la famille pour moi-même, et je crois que beaucoup d’adultes la règlent trop vite. Mais je n’en reste pas moins un tenant de l’idée qu’il vaudra toujours la peine de sacrifier un peu de matière pour accéder à davantage de possibilités d’existence – non seulement pour autrui, à qui on permet d’exister, mais aussi pour soi, qui existe toujours à travers autrui. C’est une nouvelle forme de l’égoïsme qui, sans trahir ses principes d’origine, les comprend un peu mieux.
Même les changements climatiques ne sont pas une prémisse nécessaire pour arriver à la conclusion que, pour peu que nous valorisions l’avenir, nous devons revoir nos façons de vivre le présent. Il suffit d’avoir respiré de l’air pollué ou bu de l’eau contaminée; il suffit d’avoir jeté un coup d’œil sur d’immenses dépotoirs de matière transformée, puis reléguée aux oubliettes; il suffit d’avoir vu s’éteindre des espèces qui nous sont utiles pour toutes sortes de raisons – voire simplement des raisons esthétiques d’appréciation de la contemplation de leur existence. Le climat n’a pas à être globalement affecté et irrémédiablement atteint pour que nous devions le faire entrer dans nos considérations politiques. C’est toute la façon d’apporter le débat qu’il faut revoir. Il ne s’agit pas de souhaiter la fin du marché, mais de créer un marché du futur et de la suite de soi-même. La matière telle qu’elle nous est donnée ne nous satisfait pas. L’essentiel reste de nous assurer que nous puissions continuer de la perfectionner longtemps. L’humanité comme entreprise est en train de s’essouffler. L’écocapitalisme espère que le pouce vert puisse se relever vers le haut.
V1 : 8 mai 2014 – Montréal
V2 : 28 septembre 2019 – Québec
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