Je m’inflige ces temps-ci le plaisir masochiste de lire
attentivement Mathieu Bock-Côté. J’ai dans l’idée qu’il exprime des tendances croissantes de l’époque et qu’en n’y portant pas attention, on pourrait les laisser
se développer jusqu’à un point de non-retour : raison pour laquelle je
tiens à le contredire systématiquement, ce que peu de gens, voire personne ne fait. Ce n’en
est pas moins une torture intellectuelle que de voir cette théorie s’alimenter
elle-même, cette réduction de tous les aspects de l’existence à deux ou trois questions,
ces mille arguments dans cent débats décrits comme de simples synonymisations.
Mais à propos de son style, Mark Fortier en dit assez dans ses récentes Mélancolies
identitaires. Je m’arrête donc ici. Quant à son conservatisme et aux liens logiques
qui y mènent – qui sont chez lui plus solides et cohérents que chez beaucoup d’autres
penseurs –, je les déconstruirai dans un pamphlet dont le titre de travail est Après
Bock-Côté.
D’ici là, quelques phrases de son Nouveau régime m’ont
paru offrir une bonne occasion de présenter une réflexion que je couve depuis
un moment. «L’amour, le flirt et la sexualité se transforment par l’intermédiaire
de Facebook, tout comme l’amitié et la conversation. Le lien social dans ses
tissus les plus intimes se laisse intimement modifier sous l’effet d’une
virtualisation de l’existence. On en conna[i]t le paradoxe : cette interconnexion
généralisée se traduit par une atomisation radicale des rapports sociaux.» Ce
qu’il faut démontrer, c’est qu’il ne s’agit d’un paradoxe qu’en apparence et
que cette atomisation radicale est une conséquence logique de l’interconnexion
généralisée.
J’annonce d’entrée de jeu mon intention : j’espère vous
convaincre de passer d’une théorie de la «société» à une théorie du «réseau». J’assume
donc comme mienne, d’une certaine manière, la phrase bien connue de Margaret
Thatcher : «There's no such thing as society» – mais seulement d’une
certaine manière, et celui qui s’arrêterait ici pour contrargumenter devrait assumer
sa mauvaise foi. (Ironie de l’histoire politique québécoise récente : on a associé
cette citation à la pensée de Youri Chassin alors que, dans la série de billets
de blogue qu’il a publiés avant de présenter sa candidature pour la CAQ, il disait
plutôt : «En paraphrasant la Dame de fer, j’aurais plutôt tendance à
affirmer que la société existe, mais qu’elle n’est pas l’État.» Je le considère
donc comme socialiste, et mon individualisme est beaucoup plus intégral/radical
que le sien.)
Ce pourquoi je refuse le concept de «société», c’est parce
que j’y vois une métaphore inefficace du fonctionnement humain (voire «vivant»,
puisqu’on peut aussi bien étendre cette notion à tout le règne animal, et
pourquoi pas végétal et bactérien). Quand on parle de «société», on en fait
implicitement un organisme collectif supraïndividuel : c’est seulement en
tant que tel qu’on pourrait opposer sa valorisation à celle des individus qui
en font partie. Mais en tant que matérialiste, je ramène les socialistes sur le
terrain physique et leur fait remarquer que la valorisation ne peut se trouver
que dans un cerveau. Où on croit entendre une défense de l’idée de l’individu
autoproduit (si on me permet la francisation, l’épicénation et l’adaptation
contextuelle du classique selfmade man). Ce n’est pas le cas. Je ne fais
pas abstraction de tout ce qui nourrit et féconde un cerveau avant qu’il soit
en mesure de prendre des décisions autonomes : je serais un bien mauvais
médecin si je considérais qu’un humain nait à 18 ans. Je ne nie pas la théorie
biologique de la néoténie, qui constate que l’humain est un animal accouché incomplet,
et a donc besoin d’être couvé jusqu’à son développement optimal (contrairement
à d’autres espèces animales, ou les nouveau-nés sont presque automatiquement
indépendants).
Je dis seulement que la «société», parce qu’elle permet trop
facilement l’idée d’un organisme supraïndividuel, insiste mal, justement, sur l’aspect
de la transmission. Un cerveau ne se développe pas en se fusionnant à un
organisme supraïndividuel, mais en recevant des organismes individuels parmi
lesquels il grandit. Il en reçoit, explicitement par le langage ou
implicitement par observation, cet ensemble de cognitions et de comportements
qu’on rassemble sous le concept de «culture». Mais la culture, si elle est
intangible – ou peut-être précisément parce qu’elle l’est –, n’en
constitue pas pour autant un organisme supraïndividuel. Elle a besoin de
supports cérébraux pour s’ancrer.
D’où j’en arrive à ce qui fait que, d’une certaine autre
manière, je trouve la théorie psychopolitique de Margaret Thatcher incomplète. Car la suite de «There is no such
thing as society», moins connue, est : «there are individual men and
women and there are families». Il y a des individus masculins et
féminins, soit; mais la famille, si elle est le premier environnement de
transmission de la culture, cesse tôt d’être le seul. Il y a des familles, des
groupes d’amis, des écoles, des entreprises, des associations; bref il y a toutes
les situations dans lesquelles des cultures se forment et se transmettent.
Il y a, en un mot, des «réseaux». Ce pourquoi je propose le
concept de «réseau» comme métaphore illustrant plus justement les individus et
leurs relations que «société». Le réseau comprend un ensemble de points et les
liens qui se constituent entre eux. Il reconnait que certains points ne sont
pas liés entre eux, mais qu’un point peut avoir un impact sur un autre sans lui
être lié directement en influençant un point intermédiaire entre eux. Certains
liens sont plus forts que d’autres et ont plus d’influence (en fonction de l’appréciation
des individus concernés, du temps passé ensemble, etc.). Les liens n’existent
que dans la mesure où il s’y passe quelque chose – où se transmettent des
émotions et des informations –, ce qui fait de cette théorie des relations
humaines une meilleure représentation de leur mouvement que la théorie sociale
statique.
Certains utilisent parfois, pour décrire Facebook,
Instagram, Twitter, etc., l’expression de «réseaux sociaux». Pour moi, il s’agit
d’un pléonasme. Ces techniques numériques modifient la manière de créer son
réseau, de l’élargir, de le modifier; comme Mathieu Bock-Côté le souligne
justement, elles changent l’amitié, l’amour, et même jusqu’à nos plus banales
conversations. On en parle déjà mieux en les décrivant comme des «médias
sociaux», mais pas encore tout à fait, parce que dans son principe même, le
«média» est ce qui crée un lien, et les médias traditionnels sont donc aussi
«sociaux». Peut-être faudrait-il parler plus exactement de «médias
individuels», pour les différencier des «médias collectifs» que sont les
entreprises médiatiques classiques. On pourrait voir dans ces réflexions de l’enculage
de mouche : ce serait ne pas comprendre les liens étroits entre nos
étiquettes et notre conception de l’interaction humaine, et donc la raison pour
laquelle une théorie nouvelle doit aussi proposer de nouvelles étiquettes.
L’atomisation des rapports sociaux – qui reste, malgré ce
que Mathieu Bock-Côté semble croire, parfaitement incomplète –, ne sera accomplie
que quand notre compréhension des phénomènes humains atteindra la hauteur de la
finesse de l’atomisme des sciences naturelles. Celles-ci, contrairement à l’épouvantail
qu’en dressent certaines théories des sciences culturelles, ne nient pas l’interaction
entre les atomes, mais prétendent au contraire mieux l'étudier en enfonçant
le scalpel de leur analyse jusqu’à la plus petite particule de matière
connue. Pour comprendre les liens entre les particules, il faut avoir l’idée qu’il
existe un espace vide entre elles où les liens peuvent se créer : et l’innovation
de l’atomisme antique était justement de théoriser ce vide, improuvable avec
les techniques de l’époque, mais aujourd’hui bien prouvé.
De malheureuses expérimentations historiques ont démontré qu’un
cerveau non alimenté par le langage dans les premières années de la vie humaine
arrête de fonctionner. Que le réseau soit, pour l’humain, une question de vie
ou de mort : voilà qui devrait plaire à ceux qui considèrent que les liens
entre les points du réseau importent plus que ces points eux-mêmes. Ma
conclusion éthique est différente, mais tant que nous pouvons nous entendre
minimalement pour arrêter d’utiliser le mot «société» et utiliser plutôt
celui de «réseau» – ou bien garder le concept de «société», si on le trouve
plus esthétique, mais le vider de toute idée d'entité supraïndividuelle, statique, indépendante des échanges entre les membres qui la constituent –, je serai satisfait. Car le réseau est lui aussi un tout
supérieur à la simple somme de ses parties, qui offre même une meilleure base à
l’idée d’émergence (le «1 + 1 = 3») que l’actuelle théorie socialiste.
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