Nationalisme : choisir le passé ou le futur




On en a beaucoup voulu à Carlos Leitao de l’accusation de «nationalisme ethnique» qu’il a formulée envers la CAQ au printemps 2018. «Sur le nationalisme ethnique, on est dans des trucs assez profonds et personnels, ce n’est pas le genre de terrain où je veux aller», en a dit Philippe Couillard. Que l’accusation soit profonde, d’accord; est-ce que ça ne devrait pas, justement, valoir plus qu’une accusation superficielle? Quant au fait que ce soit personnel, je ne vois pas en quoi. Carlos Leitao contestait une idée de François Legault (ou de son parti, ce qui revient à peu près au même) plutôt que sa personne : la logique était respectée. Ce à quoi Philippe Couillard a ajouté : «Je n’ai jamais dit ça et je ne crois pas que ça l’est.» Les partis d’opposition ont quant à eux présenté une motion demandant à l’Assemblée nationale de reconnaitre qu’«aucune formation politique représentée à l’Assemblée nationale ne prône le nationalisme ethnique», dont le gouvernement libéral a refusé de débattre.

L’épiderme politique québécois est donc sensible par rapport à ce concept. Une recherche minimale apprend cependant qu’il n’est absolument pas considéré comme péjoratif par les sciences humaines. Il y décrit plutôt un sentiment de fierté de groupe ancré dans des caractéristiques communes rassemblées sous le mot «ethnie» : la génétique, les coutumes et la langue. Certains ont tendance à confondre «ethnie» et «race» (terme aujourd’hui considéré comme inapproprié pour classifier les catégories d’Homo sapiens ayant évolué distinctement, Homo sapiens seul étant une race en soi), et donc à limiter le concept à sa composante biologique. Pour cette raison, on ajoute parfois une référence à la culture, soit aux composantes psychologiques de l’ethnicité que sont la langue et les coutumes, comme dans l’expression «diversité ethnoculturelle». Dans le cadre de cette réflexion, je m’en tiendrai à la définition du Larousse, soit «groupement humain qui possède une structure familiale, économique et sociale homogène, et dont l'unité repose sur une communauté de langue, de culture et de conscience de groupe». On remarquera que toute référence à la biologie en est absente. Étant issu des sciences naturelles, je me sens l’obligation de la réintroduire et de la souligner, pour rappeler aussi que la nature n’est pas sans impact sur le développement de la culture.

Je pose donc la thèse suivante : que la forte majorité des nationalismes qui ont existé à ce jour ont été des nationalismes ethniques, et que les nationalismes non ethniques, lorsqu’ils se sont exprimés, soit n’ont pas conscientisé leur différence d’avec les premiers, soit n’ont pas osé s’en différencier clairement. Je pense avoir une forme de nationalisme non ethnique, je l’ai conscientisé et j’ose m’en différencier clairement. Je reprendrai, pour désigner mon nationalisme, une belle étiquette qui a le net avantage de déjà exister : celle de nationalisme civique. Il semble être dans le projet du nationalisme civique actuel de se séparer du nationalisme ethnique, mais il semble aussi ne l’avoir réussi qu’incomplètement. J’espère créer une ligne de démarcation nette par cette argumentation rapide.

Pendant un bon moment, les notions de «nationalisme inclusif», de «nationalisme d’ouverture» et autres similaires m’ont paru contradictoires. Parce qu’une nation se définit de manière exclusive, c’est-à-dire en posant des balises qui permettent de déterminer sans ambigüité qui en fait partie et qui n’en fait pas partie, je voyais mal comment l’inclusivité et l’ouverture permettraient au nationalisme de survivre – et encore moins de croitre et de se développer heureusement au 3e millénaire, comme on donnait l’impression de le promettre. Je ne voyais que deux possibilités : laisser faire ou assimiler (même si on a remplacé ce concept politiquement incorrect par celui d’«intégration», toute politique intégratrice favorisant une culture me semblait vouloir assimiler, et donc être plutôt monoculturaliste qu’interculturaliste – la réelle alternative étant entre mono- et multiculturalismes, l’interculturalisme ne pouvant que désigner des liens souhaités, non contraints).

Je le pense encore en partie, mais pour le nationalisme ethnique seulement. Quand la nation est déterminée par son passé, quand c’est l’Histoire («là d'où on vient») ayant mené à son présent qui est glorifiée et considérée comme guide principale de l'avenir («là où il faut aller») – et cette Histoire ayant donné les trois parties de l’ethnicité que sont la génétique, les coutumes et la langue, ce sont celles-ci qui doivent fonder le sentiment de fierté du groupe –, on ne peut faire autrement que de ne pas être aussi inclusif et ouvert qu’on dit l’être. Les nouveaux arrivants sont définis comme nouveaux précisément en ce qu’ils portent une ethnie différente : s’ils abandonnaient pendant le processus de migration tout ce qui les constitue, ils n’apporteraient avec eux aucune nouveauté en tant que telle, et la question de l’intégration de cette nouveauté à la société d’accueil ne se poserait pas.

La position alternative, soit le nationalisme civique, ancre la définition de la nation dans le futur – autrement dit : dans les projets individuels et collectifs (les projets collectifs eux-mêmes étant l’établissement des structures politiques les plus à même de favoriser le déploiement des projets individuels des citoyens). Ce nationalisme, en un mot, est celui du débat. Il est par principe inclusif et ouvert, parce qu’il invite tous les citoyens à participer au débat menant à l’énonciation des règles du jeu de la vie en société, parce qu'il considère que leurs voix sont toutes égales, peu importe la durée de leur présence sur le territoire où se trouve l’État plus ou moins superposé à la nation. Ceux qui veulent invalider par principe cette forme de politique la disent purement «procédurale». Elle l'est en partie, parce qu'elle considère le travail sur les procédures démocratiques et la recherche des processus optimaux comme l'aboutissement logique de l'exercice politique. Elle ne l'est pas cependant au sens d'«impolitique» où ils l'entendent, c'est-à-dire qu'elle n'évacue pas le conflit et la confrontation des idées : au contraire, elle maximise leurs moyens de s'exprimer, certaine qu'elle est que «du choc des idées jaillit la lumière», et désirant l'éclaircissement.

 Ce n’est pas une position révolutionnaire. Contrairement à ce qu’en pense le conservatisme, elle ne propose pas de faire table rase du passé; elle ne dit pas que tout ce qui s’est déroulé avant nous est sans importance; elle ne prétend pas créer un humain nouveau, autoengendré, indépendant de toutes contraintes naturelles. Elle dit seulement que toutes ces références, si elles doivent servir d’arguments dans le débat, ne doivent pas se considérer elles-mêmes comme des fins en soi, supérieures à la valorisation des citoyens. (Voici un argument autoréférentiel, donc invalide : «Il faut préserver le patrimoine religieux parce qu’il fait partie de notre Histoire»; d’accord, mais que nous apporte-t-il? S’il ne nous apporte rien, il n’est pas utile; s’il nous apporte quelque chose, il l’est. Voici un argument valide : «Il faut préserver notre patrimoine religieux puisqu’en reconvertissant ses bâtiments en lieux de rencontres et de débats politiques, on réutilise le potentiel rassembleur dont il s’est déjà démontré capable et on le rend profitable pour le vivre-ensemble contemporain.» Je ne suis pas d’accord avec cet argument, croyant que le débat politique peut se faire ailleurs encore plus efficacement et donc que le patrimoine religieux pourrait être préservé numériquement comme trace de notre Histoire sans être préservé physiquement à cout élevé; mais je reconnais que c’est un argument de nationalisme civique.)

Pour être plus juste : si c’est une position révolutionnaire, elle l’est de la manière dont l’a été la Révolution tranquille québécoise. Jusqu’à elle, le catholicisme était une composante forte de notre culture. Rapidement, par l’exercice du débat démocratique et de son incarnation dans les lois, il en a été extrait pour la majorité, relégué dans la sphère privée pour la minorité qui continuait d'en valoriser la pratique. Exemple probant de dépassement d’un nationalisme ethnique par un nationalisme civique : le clash entre le duplessisme et le «C’est le temps que ça change!» de Jean Lesage en 1960, avec sa laïcisation intégrale de l’État québécois. Que la Loi sur la laïcité de l’État passée par le gouvernement de François Legault s’ancre quant à elle dans un nationalisme ethnique me semble très clair, alors que le nationalisme civique invite plutôt aujourd’hui à un nouveau débat sur le droit de la religion à se dire publiquement. (Pour le rappel [et pour prouver que le nationalisme civique n’est pas non plus l'antinationalisme que pourrait représenter un «Que chacun fasse ce qu’il veut dans tous les cas, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possible»] : mon idée sur le sujet est que la laïcité n’est que le refus des arguments religieux dans le débat politique et l’absence de structures religieuses dans l’application des lois issues de ce débat. Qu’une enseignante porte un hijab ou un policier un kirpan ne constituent donc absolument pas des contraventions au principe de laïcité.)

C’est pour ces raisons que je considère qu’il ne peut exister que deux formes de nationalisme : 1) un nationalisme ethnique ancré dans le passé qui, s’il est capable de certains mouvements en réaction aux apports d’autres ethnies, n’en juge pas moins toujours de leur valeur au regard de leur fusibilité dans la culture issue du passé; et 2) un nationalisme civique ancré dans le futur qui, parce qu’il considère que son principe fondateur lui-même est le mouvement, c’est-à-dire l’activité politique de remise en question permanente des structures du vivre-ensemble, juge de la valeur de ces apports en fonction des impacts estimés sur le plus grand bienêtre collectif possible.

La question de la langue mérite un traitement distinct. Pourquoi? Parce qu’elle relève du passé, mais qu’elle est l’outil central de formation du futur (à travers la discussion). J’ai longtemps été opposé à toute politique linguistique. Je suis redevenu flexible sur ce point récemment, avant même d’être redevenu nationaliste, sur la base de cet argument : l’État comme outil d’application des lois, parce qu’il peut se considérer par définition comme nécessaire à la vie politique d’un groupe, peut légitimement, voire doit prendre tous les moyens pour s’autopréserver. Imposer une langue commune est un de ces moyens, puisque le passage à des langages privés empêcherait tout débat démocratique.

Mais encore, tout est dans la manière de défendre la mesure. La mienne est universaliste et multiculturaliste : elle sert précisément à rassembler dans un seul et même grand débat toutes les cultures, pour leur offrir un même potentiel de participer à la formulation des lois. L’autre, la plus classique, est de dire qu’il faut défendre le français parce qu’il est une manifestation du peuple québécois issu de telle Histoire, qu’il est ce qui fait sa spécificité dans une Amérique du Nord, incluant un Canada, majoritairement anglophones – et autres justifications que nous sommes habitués de voir ressasser à ce propos. Où l’on entend très bien le nationalisme ethnique qui s’exprime dans son autoréférentialité.

Le nationalisme civique ne mène pas nécessairement à une volonté de dépassement de tous les États qui se sont créés historiquement. Par définition, il ne peut pas viser l'établissement d'une nation mondiale : une nation fonctionnant par exclusion, ce serait plutôt souhaiter la fin de toute nation. Si dans sa formulation la plus élaborée à ce jour, celle d'un Jürgen Habermas, il mène à un nationalisme européen fortement contesté, ce serait jeter le bébé avec l'eau du bain que de croire que la seule autre possibilité est un retour au nationalisme ethnique. De même, un sécessionnisme québécois peut se justifier sur une base nationaliste civique : c'est ma certitude, et c'est donc dorénavant ma position. J'élaborerai ailleurs les raisons qui me font considérer que l'État-nation est une forme idéale d'unité politique, et les raisons qui me font souhaiter un État-nation québécois non pas souverain, mais du moins fédéré seulement à un État mondial pour certains domaines de droit.

Cette question est primordiale à l’heure où le Parti québécois refait sa Déclaration de principe, disant joliment «Le Québec change. Nous aussi» et se réclamant du nationalisme comme «valeur d’ouverture, d’inclusion et d’unification»; à l’heure du gouvernement de la Coalition Avenir Québec, parti qui se dit aussi nationaliste, mais dont le nationalisme a eu plusieurs occasions de se démontrer ethnique, même si on refuse tristement l’étiquette; à l’heure où Catherine Fournier lance un mouvement citoyen souverainiste qui mènera peut-être éventuellement à un nouveau parti politique nationaliste et sécessionniste, qui devra dire d’abord, et prouver ensuite, de quel nationalisme il se réclame. Si ce texte peut contribuer à lancer le débat à ce sujet, j’aurai contribué à montrer par l’exemple à quoi ressemble un nationalisme civique, pour qui la nation se trouve justement dans ce débat.

(Crédit de l'image d'en-tête : Savoir Média)

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