Dans son tristement célèbre Mein Kampf, Hitler recommandait de ne pas se lancer en politique avant 30 ans. (Oui, on peut – il faut – oser le citer, et non, ça ne revient pas à refaire Auschwitz. Avec sa phrase des « jets de limonade de littérateurs esthétisants », c’est ce que j’ai principalement retenu de cette lecture.) L’âge de sa conclusion est relativement arbitraire, mais ses prémisses étaient les suivantes : 1) Il y a un âge auquel les idées d’une personne sont fixées; 2) L’un des pires reproches qu’on puisse faire à une personnalité politique est celle d’incohérence; 3) Il ne faut donc devenir une personnalité politique, c’est-à-dire une personne qui affirme et défend publiquement des idées, que passé cet âge. Je recommande plutôt, de mon côté, d’assumer le rôle de citoyen dès le plus jeune âge possible, avant même d’avoir le droit de vote. Les prémisses de cette conclusion sont : 1) Si, statistiquement parlant, il y a bien un âge au-delà duquel les idées personnelles principales évolueront moins vite, elles évoluent quand même, et elles restent heureusement toujours susceptibles de revirements significatifs; 2) L’exercice politique peut, voire doit être un lieu primordial de manifestation du projet panpédagogique, à savoir de cette certitude que l’humain n’arrête jamais de pouvoir apprendre, se développer, devenir meilleur; 3) S’il est essentiel de révéler l’incohérence comme distance entre ce qu’une personne dit et ce qu’elle fait – qui montre qu’elle ne pense pas ce qu’elle dit (parce qu’on agit toujours en fonction de sa pensée, consciente ou inconsciente) –, montrer la distance entre deux moments de la pensée d’une personne ne revient pas à la prouver incohérente si elle est capable d’expliquer le fil de réflexion qui l’a fait passer de la position A à la position B (et en fait, tout enseignement est l’explication de ce fil de réflexion dans l’espoir que d’autres nous y suivent).
C’est parce que je considère que ma propre pensée vient de traverser un de ces revirements que je crois un aussi long préambule nécessaire pour me défendre de possibles éventuelles accusations d’incohérence. Si, à n’importe quelle date après le 12 juillet 2020 (j’aurais bien fait un Freud de moi-même en postdatant mon écrit du 14 juillet pour le rendre encore plus symbolique; hélas! je suis trop honnête), on attaque mes idées sur la base de mon individualisme de jeunesse, je référerai à ce texte pour expliquer que je ne me considère plus comme individualiste, et donc qu’il faut affiner son attaque.
Depuis un bon moment, je recommandais d’expliciter la guerre froide intellectuelle de la gauche et de la droite en parlant de « socialisme » pour la position adhérant à l’idée de l’existence de la société, et d’«individualisme» pour la position n’y adhérant pas. Dans le texte De la «société» au «réseau» du 15 novembre 2019 publié sur ce même blogue, je proposais un concept pour combler le vide laissé par l’évacuation du mot «société» et rester capable de parler des relations interpersonnelles – je disais à l’époque «interindividuelles». J’étais à ce moment-là linguistiquement entêté. Je tenais à redonner ses lettres de noblesse au concept d’«individu», que je trouvais injustement dévalorisé par le cours contemporain de la pensée, après avoir eu ses heures de gloire et apporté beaucoup à l’épanouissement intellectuel de l’humanité. À l’occasion d’une remise en question de certaines obsessions-compulsions éditolittéraires, je me suis dit que le projet de désamorcer l’opposition instinctive qu’il soulevait dans certains esprits siphonnait au fond une quantité considérable de temps et d’énergie. Pourquoi me priver de la considération de lecteurs qui se détournent dès qu’ils lisent «individu», alors que je peux présenter les mêmes idées avec d’autres mots? Cette flexibilité linguistique m’a semblé préférable. En découvrant le courant pragmatiste, et surtout la pensée de William James, j’y ai trouvé une justification encore plus forte. Le langage est une sphère où se démontre encore plus facilement qu’ailleurs l’idée qu’est vrai ce qui fonctionne. Étant pure convention servant à exprimer des idées pour mieux les échanger, il peut et doit leur être modelé plutôt que de représenter une barrière à leur circulation.
J’ai donc récemment décidé de ne plus utiliser le mot d’«individu», et de lui substituer plutôt celui de «personne». Là où «individu» rebute, «personne» enchante. «Individu» fait penser à des idées mille fois ressassées sur la liberté et la responsabilité, qui semblent souvent faire abstraction de tout ce qui forme la personne avant qu’elle puisse se retrouver en âge de prendre des décisions optimales pour elle-même. «Personne» rappelle les droits de la personne et la personnalité de la psychologie et de la psychiatrie contemporaines, qui en ont fait des classifications critiquables, mais pratiques. L’individu semble tel parce qu’il a été séparé de quelque chose; la personne est telle parce qu’elle est complète en soi et tient à être considérée comme exhaustive. L’individu donc, s’il a le charme de l’analyse pour les esprits scientifiques, manque de poésie. La personne, de son côté, a un parfum de synthèse qui ne peut que plaire aux différents holismes.
Sur le plan étymologique aussi, le concept d’«individu» est problématique : il est l’équivalent romain de l’«atome» grec, signifiant «qui ne peut être divisé/séparé». Mais une personne est un organisme qui peut être séparé en organes, eux-mêmes séparables en tissus, eux-mêmes séparables en cellules, eux-mêmes séparables en molécules, etc. Dire d’une personne qu’elle ne se sépare pas est donc faux : quiconque s’est coupé le sait. Bien entendu, les Romains antiques l’entendaient au sens culturel et s’en servaient comme d’un outil juridique; après tout, c’est la personne entière, par son système nerveux, qui valorise et agit, et donc en ce sens elle est indivisible. Elle n’est pas un ver de terre qu’on peut couper en deux, et dont chaque moitié partirait de son propre côté. En disjoignant la tête du corps, on prive vite l’organisme de son principe moteur.
J’ai longtemps fait mien le «There’s no such things as society, there are individual men and women» thatchérien, tout en complétant son «and families» par «et des groupes d’amis, des écoles, des entreprises, des associations, etc.». Mais à partir du moment où on admet que les individus sont liés dans des réseaux, on peut aussi bien dire pour la même raison qu’il n’existe pas d’individus, mais seulement des organes en interaction, ou des cellules en réseau. Les cellules peuvent être plus proches les unes des autres dans un tissu que les individus sont près les uns des autres, mais la différence n’est pas significative : des transports collectifs bondés, des foules de spectateurs et n’importe quelle expérience de sexualité en feraient douter; et en comparant proportionnellement, la relation serait encore plus souvent inversée.
Ce sur quoi il s’agit d’insister, c’est sur le fait que, quand on considère la valorisation, la personne est le seul niveau d’organisation pertinent : ni les niveaux inférieurs (en ordre décroissant : organes, tissus, cellules, atomes, etc.), ni les niveaux supérieurs (en ordre croissant : duo, famille, groupe, association, société, etc.) ne sont des sujets de valorisation. C’est un système nerveux qui injecte de la valeur dans le monde, supporté dans son travail par les systèmes qui le soutiennent dans cette tâche (cœur, poumons et vaisseaux pour l’oxygène; digestion pour les glucides, les lipides, les protéines et de nombreux autres éléments nécessaires à la survie; squelette pour le support des nerfs qui amènent les sensations au cerveau; etc.). Raison pour laquelle toute idée d’une valorisation collective ou d’un bien commun n’ont aucune base biologique. Les niveaux d’organisation suprapersonnels (avouez que c’est quand même plus joli que «supraïndividuels»…) sont apparus et se sont maintenus puisqu’ils permettent à la personne de mieux travailler à la réalisation de son idéal, à la production de valeur, mais ils ne sont pas en eux-mêmes des organismes valorisants.
Moi qui dis toujours que, de deux options, il faut choisir la troisième; moi qui trouve que la pensée politique est depuis trop longtemps bloquée par les deux catégories bipolaires, quasi-dichotomiques, de la gauche et de la droite de la Révolution française de 1789; moi qui préférais leur explicitation au fait qu’elles restent implicites, mais qui espérais quand même qu’on trouve éventuellement un moyen de les dépasser : je me dis aujourd’hui que cette minime modification à mon vocabulaire courant pourrait initier un important changement dans la publicité de ma pensée. Quand les mots sont la cause de blocages, ce n’est qu’en travaillant sur les mots qu’on peut débloquer. J’ai longtemps cru que ce travail consistait à leur donner des définitions claires. C’était compter sans la préférence linguistique – autant celle qui fait préférer les mots connus aux néologismes que certains mots à d’autres selon les contextes dans lesquels on a été mis en contact avec eux. Il est donc logique de se débarrasser d’un mot qui a fait son temps, même si son sens est très clair, pour lui en substituer un, tout aussi clair, mais plus plaisant.
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