Je réponds [à quelques alogismes]


(J'appelle «alogismes» ce qu'on appelle couramment «sophismes». C'est que j'ai trop de respect pour le mouvement antique des sophistes pour continuer, dans la lignée de Platon, de les dévaloriser en liant leur nom à des fautes logiques.)

1) Changement de ton déjà : il n’y a pas ici le point d’exclamation qu’il y avait à ma première lettre ouverte. En général, je suis plutôt une personne posée qu’exclamative. Mais je suis capable de m’emporter quand je considère que c’est nécessaire. Ça crée, comme tout emportement, des argumentations inexactes; des pensées caricaturales; des jugements injustes. Si j'ai présenté mes conclusions avant mes prémisses, je ne les ai pas trahies et déformées, ce qui aurait été une faute intellectuelle. D’autres manifestes, pour avoir voulu marquer l’imaginaire populaire, ont péché par pires déformations. Les derniers auxquels je pense avaient pour titre «Manifeste contre le dogmatisme universitaire», publié par Le Devoir le 30 janvier 2020; et la réplique «En réponse au ‘‘Manifeste contre le dogme [sic] universitaire’’» du 1er février 2020. Le premier était franchement apocalyptique; le deuxième, avec son ton plus calme, était plus nuancé et pertinent, mais prenait encore trop de choses pour acquises. J’ai écrit un article répondant aux deux. En lui cherchant des cosignataires, j’ai réalisé que plusieurs de mes amis avaient cosigné l’une ou l’autre lettre, et que peu voulaient s’en dédire sans tenir à en débattre. Comble de l’ironie : l’auteur du premier texte, autoproclamé antidogmatique, a invité ses cosignataires à la solidarité dans leur refus de ma réponse (dont les nuances étaient décrites comme des compromissions). En termes de dogme… J’ai donc nommé mon texte «Manifeste pour l’autocritique universitaire». Il n’a jamais été publié. Dommage. Je suis toujours celui qui, dans ses réponses en commentaires FB, tente de creuser exhaustivement une question. Ça donne de longues publications. Comme celles des articles de mon blogue personnel, où je n’ai pas de limites de mots. Très souvent, elles restent sans réponse. Dommage. C’est ce qui explique mon idée que l’électrochoc était nécessaire. La réaction émotive que provoque un texte n'est toutefois pas un argument suffisant contre ses idées. En continuant de réagir à cette décharge plutôt qu’aux précisions qui la suivent, on ne ferait que prouver qu'on refuse de se livrer à l’exercice d’autocritique que je propose.

2) Quel est le sésame cognitif de ces derniers temps? «Systémique». Je l’ai critiqué en tant que tel pour proposer plutôt «organisationnel», si on voulait viser une organisation précise; ou «culturel», si on voulait viser toute une société. Dans tous les cas, qu’on puisse reconnaitre que des idées, conscientes ou inconscientes, agissent sur les comportements; que des théories menant à des pratiques peuvent, voire doivent être diagnostiquées collectivement, malgré les exceptions particulières, pour qu’une accusation envers la collectivité force tous ses éléments à se remettre en question : tout ça, c’est un acquis sociologique fort du début du 3e millénaire. Mais d’un coup, même si on reconnait en claquant des doigts le racisme systémique; même si on admet avec joie le sexisme systémique; d’un coup, le fait que les sciences humaines partagent quelque chose et puissent donc, sous certains angles, être jugées comme un ensemble, serait tout bonnement absurde? Il faut refuser tous ces actes d’accusation pour les mêmes raisons, ou les accepter pour les mêmes raisons. Les accepter ne revient pas à dire qu’ils sont vrais : ça revient à dire qu’on accepte que se déroule le procès pour déterminer s’ils sont vrais. Qu’on considère qu’ils peuvent être vrais. Eh bien! j’en appelle à la cohérence. Merci.

3) Il faut quand même avoir tout un culot pour accuser globalement les sciences humaines, en tant qu’entreprise mondiale de production et de diffusion du savoir. Je sais. Je m’assume. Ça n’a aucun lien avec mes études ni mon domaine de pratique. J’ai signé la lettre ouverte «résident en médecine familiale» parce que La Presse+ préfère des signatures par occupation principale, et que ça reste mon occupation principale. Mais le sarrau blanc ne m’est pas monté à la tête. Et pourtant… Est-ce tout à fait séparé? Est-ce que, si mon revenu et ma crédibilité intellectuelle dépendaient des sciences humaines, j’aurais osé écrire ce que j’ai écrit et cherché à le faire publier? Ç’aurait été me tirer une balle dans le pied – voire dans la tête directement. C’est en grande partie pour me garder cette marge de manœuvre que j’ai quitté les sciences humaines académiques. Le parcours aura été bref : DEC en sciences humaines, début de baccalauréat en philosophie. Dans tous les cas, c’est une attaque ad personam que d’utiliser mon parcours comme arme contre mes idées. Je n’entends pas vous convaincre que je peux poser des diagnostics parce que j’ai un MD; je le ferai en expliquant les diagnostics que je veux poser par des arguments physicochimiobiologiques. Vous êtes foncièrement persuadés que des lectures, écritures et réflexions faites «pendant mes temps libres» ne pourront jamais se comparer à celles d’un diplômé universitaire? Vous me dites de retourner en philosophie – qu’apparemment, j’y ai mal écouté les cours? Parlez-moi de Platon, de Lucrèce, de saint Augustin, de Machiavel, de Diderot, de Kant, d’Hegel, de Marx, de Wittgenstein, de Singer, de Piketty; ça me fera plaisir. Que ça vous plaise ou non, les autodidactes existent. Certains se font croire qu’ils le sont et qu’ils peuvent contester après avoir lu quelques articles obscurs sur une page Internet dont ils n’ont pas les outils méthodologiques pour savoir si c’est une source pertinente. Que le déni et l’incompétence des deuxièmes ne retombe pas sur les premiers.

4) Je n’oppose pas «sciences naturelles» et «sciences humaines/sociales» (d’ailleurs, je préfère «sciences culturelles» pour montrer plus clairement l’articulation avec «sciences naturelles», pour les étendre aux animaux non humains et pour insister sur le fait qu’elles ne concernent pas exclusivement l’interpersonnalité). Ultimement, je crois que le psychosociopolitique est une continuation du physicochimiobiologique par d’autres moyens, et je cherche le plus souvent possible à montrer les liens entre les deux. En soins de santé, d’ailleurs, on parle depuis un certain temps de «biopsychosocial» pour inclure les trois sphères de bienêtre envisageables du vivant. Le pont est déjà jeté entre les deux solitudes. Le politique n’étant que du social à plus grande échelle, c’est une question de temps avant qu’on puisse passer de la particule élémentaire à l’État mondial. J’espère que ça sera fait assez tôt au 3e millénaire pour qu’on puisse se concentrer sur autre chose. D’ici là, je tiens seulement à faire remarquer de quel côté de la barrière se trouvent ceux qui tiennent à ce qu’on ne la lève pas. Et ce seront eux qui m’accuseront d’avoir renforcé cette barrière, alors que je tendais une perche par-dessus elle. C’était une perche sous forme de bombe, sans doute. J’explique en 1) les raisons de la chose.

5) Mon accusation visait les sciences culturelles comme entreprise globale, pas seulement d’aujourd’hui, mais d’hier aussi. Accuser des gens morts n’est pas très utile; mais des accusations institutionnelles restent pertinentes pour les raisons qu’on connait grâce à la systématique (voir point 2 si on ne l’a pas encore lu). Bien entendu, on réagit toujours trop en prenant les accusations institutionnelles comme si elles étaient personnelles. Ceci dit, les institutions restent ce qu’elles sont parce que des gens présents les acceptent comme telles et ne les changent pas. L’état présent est donc une coresponsabilité de ceux qui l’ont fait et de ceux qui ne l’améliorent pas. Évidemment, une culture humaine ne se déplace pas comme une culture bactérienne. Elle est infiniment plus complexe. Ce qui ne veut pas dire qu’elle se transforme plus lentement. Au contraire, la complexité étant définie en quantité d’éléments, la culture humaine doit être vue comme ce qui se transforme le plus rapidement au monde. Lors de certains moments-charnières, cependant, on s’en rend plus compte. La crise covidienne a été – reste – un de ces moments. Il y avait une limite à la manière dont les sciences culturelles pouvaient se transformer à l’intérieur d’un laps de temps aussi court. N’empêche : au lieu de se rapprocher de la limite supérieure de ce qu’il leur aurait été possible d’apporter, comme contribution, elles ont reposé sur l’idée que les soins de santé, la santé publique et le vaccin règleraient tout. Mais il y a des facteurs humains qui peuvent contribuer à l’inefficacité du déploiement de ces ressources (conspirationnismes, incompréhension de la loi et de la légitimité de l’État de l’imposer, mouvement antivaccin), et les sciences humaines auraient pu tenter d’assumer un certain rôle dans la résolution de ces problèmes – qui, en temps normal, pouvaient être ignorés ou relégués à plus tard, mais qui devenaient des enjeux capitaux en contexte pandémique. Elles l’ont trop peu fait.

6) On me reproche de ne pas avoir été constructif. Je le jure : j’ai dû résister à la tentation. Déjà qu’en 600 mots, je ne pouvais pas expliciter suffisamment les liens logiques que je présente ici plus exhaustivement, je ne pouvais pas en enlever pour finir sur une note d’espoir. Qu’on se rassure : je suis plein d’espoir envers l’avenir des sciences humaines. Je suis mélioriste par principe : je crois que tout peut toujours s’améliorer. On me blâme de ne pas dire comment j’aurais vu les sciences humaines s’impliquer dans la lutte. Si je parlais en tant que personne qui ne se sent que représentante du complexe universitaro-industriel des sciences naturelles, je dirais : «Est-ce que vous, quand vous espérez qu’un vaccin soit trouvé plus vite, vous savez davantage formuler des recommandations utiles?» Mais comme je parle en tant que citoyen qui fait appel à tous ses savoirs pour trouver des solutions, je ramène sur le tapis ma solution éternelle : l’éducation. On me dira que ce n’est pas du tout original. En termes de citoyenneté, pourtant, mon idée est qu’on ne le fait actuellement pas de la bonne manière. Les recherches contemporaines en pédagogie démontrent que l’application précoce des connaissances favorise leur assimilation. La valeur des simulations et de l’hands-on experience est de mieux en mieux démontrée. Dans le cas de l’esprit critique, on ne peut s’y former que par le débat. On apprendra à refuser les alogismes en s’en faisant assez opposer, ou en se faisant montrer ceux qu’on utilise soi-même sans s’en rendre compte. On intégrera l’autocritique quand on aura assez vu s’exercer la pensée publique pour comprendre que la critique est le seul outil de travail sur les idées, et qu’on y devient encore plus efficace quand on n’a plus besoin des autres pour les travailler. C’est comme ça qu’on aurait fait les citoyens qui auraient pu douter des recommandations de la santé publique, mais auraient fini, en sachant bien questionner, bien creuser et bien débattre, par accepter la nécessité du port du masque. C’est comme ça qu’on les fera, si on s’y met maintenant… avec un peu de chance, d’ici la prochaine crise où leur esprit critique sera plus utile que nocif.

7) Encore faut-il, pour vouloir contribuer à la confrontation des idées dans la perspective de leur sélection culturelle (si on me permet de paraphraser la théorie de la transformation par sélection naturelle de Darwin), penser que certaines idées sont meilleures que d’autres. Encore faut-il se dire qu’il existe une vérité. On m’a parodié en disant que je parlais de «vérité universelle». Je n’ai jamais utilisé ces mots, moi qui plaide plutôt pour l’intersubjectivité que l’objectivité. La vérité n’est pas universelle; elle est consensuelle. Elle est ce que produit une discussion bien menée, où il n’y a pas d’allocensure ni d’autocensure. Elle est un ancrage nécessaire à d’éventuelles techniques. Aucune entreprise ne peut être dite «scientifique» si elle ne vise pas à établir le consensus. Pas à viser le consensus mou sur les questions dont on ne doute pas, mais à soumettre des thèses en divergeant, à les appuyer, à en convaincre jusqu’à l’établissement d’un consensus dur. Je serais curieux de savoir quelle proportion des théoriciens des sciences culturelles et des praticiens des techniques qui en découlent seraient d’accord avec ces énoncés, par rapport à ceux des sciences naturelles. Probablement beaucoup moins. Et même si les proportions étaient similaires, je continuerais de croire qu’il est davantage de la responsabilité des théoriciens et des praticiens culturels de travailler à les élever – d’abord dans les rangs académiques, ensuite, sans doute surtout, parmi le grand public. C’est aussi une responsabilité citoyenne tout court. Mais en tant que spécialistes de l’épistémologie, du savoir-sur-le-savoir, les sciences culturelles sont les mieux placées pour agir contre le relativisme épistémique et éthique contemporain (qui, je le répète, n’est pas si terrible en temps normal, mais peut le devenir en situation de crise).

8) Ce qui explique les succès majeurs des sciences naturelles, c'est l'alliance théorie-technique à laquelle elles contribuent. Pas qu'elles considèrent que ce soit leur rôle premier : celui-ci est, et doit rester, de produire du savoir vrai. Si, pour vouloir mener trop rapidement à des techniques, elles produisaient du savoir moins vrai, elles failliraient. Mais, alors que beaucoup de sciences culturelles considéreraient qu'il s'agit de prostitution, les sciences naturelles, et certaines sciences culturelles, comprennent qu'il s'agit d'un passage obligé pour que la vérité se concrétise en apports au bienêtre humain - pour que le savoir devienne un pouvoir, ce qu'il n'est pas automatiquement. La systématisation de la remise en question devrait être une de ces techniques. L'apprentissage de la pensée critique est un de ses autres noms; l'éducation en est un aussi, encore plus large et encore plus courant. De la même manière que le développement thérapeutique est la succession logique de la théorie physicochimiobiologique, le développement pédagogique est la succession logique de la théorie psychosociopolitique. Les Lumières françaises l'avaient déjà compris, elles qui en avaient fait leur principal cheval de bataille en parallèle de l'Encyclopédie. C'est là que je vois le plus grand échec des sciences culturelles des deux derniers siècles, qui mène à l'insuffisance de la circulation des idées du début du 3e millénaire. Elles essaient de s'en dédouaner, mais ne le peuvent pas : qui d'autre qu'elles aurait pu mieux le faire? Qui était mieux placé pour comprendre comment bien le faire et pour en convaincre? L'«insuffisance» est une notion relative; par rapport à quoi, donc? À ce que j'espère? On me dira que je suis impatient. Je le sais : je considère que mon impatience est la mère de toutes mes vertus. Il existe cependant un point de comparaison plus approprié que mon espoir : à savoir les sciences naturelles et les techniques qui en ont découlé. Elles fournissent un exemple à suivre, d'abord d'autocritique menant à une production plus rapide de nouveaux savoirs, ensuite d'alliance théorie-technique menant à la transformation plus rapide des nouveaux savoirs en nouveaux moyens de produire davantage de valeur, i.e. de bienêtre.

[Texte à être continué selon les objections dont je prendrai connaissance plus tard]

Commentaires

  1. Je serais curieux de connaître ton opinion par rapport à la philosophie. En effet, il me semble que la philosophie, qui n'utilise pas la méthode expérimentale hypothéticodéductive, n'est pas très objective et se rapproche ainsi d'une science humaine. En effet, je crois qu'à la différence des sciences exactes, le relativisme moral fait en sorte que toutes les opinions se valent sur des sujets de nature philosophique, puisque chaque personne a des valeurs différentes. Après tout, la science a une meilleure capacité de prédiction de la philosophie. Qu'est-ce que tu en penses? (En passant, j'ai tendance à faire la distinction entre philosophie et rhétorique, car l'utilisation de procédés logiques n'est pas unique à la philosophie et ces procédés sont beaucoup utilisés en science).

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    1. En fait je crois que j'ai un peu mal formulé mon point. Les sciences humaines devaient utiliser la méthode expérimentale hypothéticodéductive, je disais simplement que la philosophie ne l'utilisait pas.

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